C’est l’après-midi que je l’ai vu pour la première fois. Ma gamine avait perdu sa casquette dans le précédent camping où nous avions séjourné. On marchait tous les deux dans la rue principale qui traverse la vieille ville de Saint-Jean-Pied-de-Port, noyés dans la masse de touristes qui y déambulent, se photographient sur le pont au-dessus de la Nive, la rivière qui descend de la montagne, posent devant la porte de la vieille ville, traînent devant les magasins qui proposent bérets, linge basque et piments d’Espelette. Le gars détonnait dans la foule à  bermudas : assis par terre en tailleur, avec une carte de France déchirée posée devant lui ; un marcheur, d’après ses chaussures, mais tellement éloigné des marcheurs qu’on croisait ici, retraités en appui sur des bà ¢tons, équipés Décathlon ou Vieux campeur, ou gosses aux allures de scouts, foulards autour du cou et chemises comme militaires, à  peine fini de grandir et déjà  en route pour la rédemption et Saint-Jacques de Compostelle. Impossible de ne pas le remarquer, avec son short déchiré, sa chemisette à  carreaux rigide de crasse. Ma fille m’a dit qu’il lui faisait penser au générique des Monty Python. L’espèce de Robinson joué par Michael Palin dans chaque épisode du Flying Circus. On avait regardé à §a en famille l’hiver dernier. La mà ªme allure dépenaillée, la mà ªme barbe blonde hirsute, les mà ªmes cheveux emmà ªlés. Il était toujours là  quand on est repassés, ma fille avec sa nouvelle casquette sur le crà ¢ne. Il tentait de communiquer avec un vieux du coin à  propos de son chien, mais sans parvenir à  se faire comprendre, mà ªme à  grands renforts de gestes : me... before... two dogs...
Je l’ai ensuite aperà §u au camping, le soir. Quand je suis allé au bureau demandé le code pour la wi-fi. Il était enroulé dans son duvet, sans mà ªme une tente. Il avait encore sa carte toute destroy devant lui, et marmonnait en traà §ant du doigt ce que j’ai supposé à ªtre son parcours. Le gérant du camping m’a dit qu’il passait tous les ans à  la mà ªme date. Une espèce de dingo qui faisait la route, à  ses yeux. Pas bien dérangeant, si ce n’était l’odeur pestilentielle du bonhomme. Mais pas méchant pour un sou. Un gars rongé de solitude. Il n’y avait qu’à  voir comment chaque fois qu’il passait ici il essayait de lier conversation avec les marcheurs, de trouver quelqu’un qui accepte de l’accompagner. Il trouvait chaque fois, d’après le gérant. Qui avait sa théorie sur la chose ! Pour lui, certains n’aimaient pas passer la frontière seuls. Comme s’ils avaient eu besoin de quelqu’un pour passer ce seuil symbolique, alors qu’ils sont si près du but après tellement de kilomètres parcourus. Pour ma part, je voyais plutà ´t là  de la pitié, mais je me suis bien gardé de ne rien dire. Aucune envie de passer ma soirée à  discuter dans ce bureau exiguà « avec un type qui s’ennuie. C’est du moins ce que j’ai cru quand il a tenté de me retenir alors que j’avais déjà  franchi la porte. Il s’est approché et m’a glissé dans un souffle, tout en jetant un coup d՚œil rapide sur le Robinson dépenaillé, alors en conversation avec un jeune mec d’une vingtaine d’années : Il y a un truc qui me chiffonne... J’ai demandé aux collègues des autres campings : inconnu au bataillon !... Et autre chose : les marcheurs qui arrivent d’Espagne, pas un pour se souvenir l’avoir croisé... Avec une dégaine pareille, quand mà ªme... C’est pas pour dire, mais...
La curiosité m’a poussé à  me lever tà ´t le lendemain. J’ai laissé un mot à  ma fille et quitté le camping, direction le sentier de grande randonnée. Quand je suis passé près de son emplacement, le Robinson, allongé, dormait les yeux ouverts. J’ai grimpé près de deux heures puis, jugeant à ªtre parvenu à  un point d’observation correct, je me suis arrà ªté. D’ici, je verrais arriver Robinson et son acolyte du jour. J’ai dà  » attendre une bonne heure avant de les apercevoir en contrebas, grimpant le col cà ´te à  cà ´te. L’un courbé sous la charge de son sac, l’autre droit comme un i. Quand ils sont parvenus à  ma hauteur, ils sont passés sans m’adresser un regard, sans mà ªme donner de réponse à  mon salut. Je les ai regardé s’éloigner, disparaître en haut du col. Quelque chose clochait, sans que je comprenne quoi. Sans réfléchir je me suis levé et précipité. En tà ªte ce raisonnement simple qui tournait en boucle : sans charge, je les rejoindrais facilement. Pour quoi faire, je n’en savais rien. Peut-à ªtre parce que vexé d’avoir été ignoré. Ou plutà ´t de m’à ªtre levé si tà ´t et d’avoir fait tout ce chemin pour juste regarder passer deux marcheurs. Ou bien les seuls propos chargés de sous-entendus du gérant avaient suffi à  ...
J’ai fini par courir, obsédé par cette idée de les rattraper. Parvenu en haut du col, je balayai du regard le paysage, scrutai le sentier qui se déroulait en lacets sur plusieurs centaines de mètres. Je dus me rendre à  l’évidence, reprenant lentement mon souffle, appuyé à  une borne frontière : ils avaient disparu.
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Le mort qui marche – on croit qu՚il est en vie, mais –
H. P. Lovecraft, The Commonplace Book, note 16.
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