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au fil des jours

premier trajet dans la ville

La photo Street View date de juin 2015 : une façade aux volets clos – dessus, un tag que je ne sais pas déchiffrer. Murs décrépis d’un blanc sali. Apprendre quoi de cette bâtisse, masse austère toute d’angles droits ? Un bloc de passé. Zoom. Des noms de médecins figurent encore sur un panneau. Google m’indique que la clinique Saint-Luc est fermée depuis juin 2013. C’est là que je suis né.
Je découvre en changeant d’angle un panneau « Ã Â vendre  », tout en haut, recouvrant la fenêtre du pignon. J’imagine ces pièces vides au dedans, silencieuses : les arpenter, et pousser la voix entre ces murs – eux qui ont absorbé mon premier cri. Je rejoindrais le sous-sol – c’est en sous-sol qu’on opère, qu’on naît –, je suivrais la signalétique encore accrochée aux murs, aux portes – ces mots placés là pour rien désormais, sans plus d’efficace –, je finirais par trouver la salle d’accouchement. Y crierais quoi ?
Rue Salbérie, le web ne sait rien de ce nom.
Je remonte la rue sur l’écran. La pente est prononcée, et la rue trop étroite pour autoriser un double sens. J’imagine la 2CV de mon oncle grimpant péniblement la côte. Le seul de la famille à posséder alors une voiture : un mécano.
J’imagine mon premier trajet automobile. Le mur en briques d’un jardin de l’autre côté de la rue. J’aperçois un arbre derrière, trop peu poussé pour avoir été là cinquante ans plus tôt. Plus haut, dans un virage, un cèdre. Je constate la forme tabulaire de la cime, caractéristique des sujets d’au moins trente ans selon Wikipédia. Sans doute atteignait-il alors le toit de la maisonnette voisine. J’apprends incidemment que certains cèdres sont capables de vivre plus de deux mille ans. Vertige à l’idée de disposer de quarante fois mon actuelle durée. L’écran web est machine à temps.
J’apprends qu’il faisait froid ce jour-là . Paris, la veille, avait été bloqué par une tempête de neige. Douceur angevine oblige, le thermomètre affichait moins un. Il descendrait jusqu’à moins dix huit jours plus tard. Quelques jours plus tôt, des vents avaient soufflé à plus de cent kilomètres heure sur les côtes bretonnes et normandes. Mais je ne trouve rien là qui fasse signe : ni dans le froid, ni dans la tempête, pas plus dans l’ascension pénible de la côte. Il s’agit de retracer une trajectoire, pas de bricoler un destin à coups de métaphores.
Au gré de mes recherches, je tombe sur cette image prise en janvier 1966 à Marseille : au bout d’un treuil, balancé entre sangles, pattes raides et tête en mouvement, le débarquement d’un cheval mort de froid. J’apprends que vingt fois l’opération se répétera. À vingt reprises on hissera les carcasses hors du cargo en provenance d’Algérie, les décrochera dans un camion. J’imagine ces corps qui s’enchevêtrent avant l’équarrissage, pendant que soi, encore au chaud au creux d’un ventre. De nouveau, rien là qui fasse signe. Pour ça, il aurait fallu apprendre à croire en sa place au monde – et même en sa venue.
Mon premier tour en ville aura été accompli emmitouflé, emmailloté. Ma mère assise dans la 2CV de son frère. Mais d’abord le trottoir, ma première bouffée de l’air du dehors. Je pense à la clarté sonore des temps froids, cette netteté des pas qui résonnent chez Simenon ou dans Le grand Meaulnes. Leurs voix disaient quoi, si nettes : quelles silhouettes de mots s’offraient à mes oreilles ?
Incertitude quant à qui me tenait dans ses bras dans la voiture – qui étaient les présents – pas sà»r que mon père ait pris sa demi journée à l’usine.
Je constate qu’il y a moins d’un kilomètre de la clinique à la rue du Chemin vert où habitaient mes parents. La rue Salbérie étant à sens unique, nous n’avons pas pu emprunter la rue des Bons Enfants. Du nom d’une de ces sociétés gymniques nées à la fin du dix-neuvième siècle, bientôt devenue société mixte de tir, de gymnastique et d’instruction militaire. J’apprends que c’est d’elle que l’école élémentaire située dans cette rue a reçu son nom. Société sans doute florissante au moment de ma naissance : c’est en 1966 qu’est créé l’office municipal des sports de Cholet. La préparation des masses pour la guerre appartenait au passé. Le culte sportif s’amorçait. On aurait bientôt oublié le lien qui les unissait.
Nous sommes donc sans doute passés par la place Travot, du nom d’un général de la Révolution et de l’Empire : les guerres de Vendée ne sont jamais bien loin ici, fonds de commerce touristique et levier politique, souterraines comme le ruisseau du Pineau qui coule sous la place. Puis nous avons emprunté le boulevard Gustave Richard, du nom d’un industriel tisserand, maire de la ville fin dix-neuvième. C’est lui qui, un siècle plus tôt, en 1866, a encouragé la création de la ligne ferroviaire La Possonière-Cholet, lui qui a modelé la ville façon Haussmann : six boulevards de quinze mètres de large pour faciliter la circulation des marchandises depuis et vers la gare, six boulevards convergeant vers la place Hexagone. C’est à hauteur de celle-ci, renommée depuis place de la République, que nous avons croisé le boulevard Victor Hugo (rien à dire du gars) pour emprunter sur six-cents mètres le boulevard du Général Faidherbe, figure de la guerre de 1870 et administrateur du Sénégal, et enfin tourner à droite dans la rue du Chemin Vert. Nous étions arrivés.
J’apprends aujourd’hui que la place de l’Hexagone a été pensée comme une version miniature de celle de l’Étoile : au centre, sur un socle en granit, le monument aux morts de la guerre de 1870, représentant une Victoire ailée portant un homme nu à l’épée brisée, avec cette inscription, Gloria Victis. À quelques centaines de mètres, perpendiculaire à la rue du Chemin Vert, je redécouvre la rue de Verdun. Les plans sont eux aussi machines à temps et à mémoire.
Âgé de quelques jours, je traversais l’espace de la ville, nouveau né ignorant ce qui l’avait modelée – et allait pour une part me constituer. Longtemps j’ai continué ainsi. Les noms des plaques n’étaient qu’une musique familière, un élément de plus dans le conglomérat de l’intime. Ainsi du nom des rues par lesquelles aller le matin à l’école dans la voiture de l’oncle mécano (il était passé de la 2CV à la DS), pièces mécaniques démontées aux pieds, premières griseries de la vitesse excessive. Des rues par lesquelles se rendre aux Halles et au marché avec ma mère, paniers dans le coffre. Par lesquelles me rendre à vélo ou 102 Peugeot jusqu’au collège, à la bibliothèque municipale, chez les copains , au lycée, chez les disquaires, rarement les librairies, j’osais pas, ou alors pour commander un livre demandé par un prof. Puis le nom des rues où j’avais marché la nuit à parler littérature, où j’avais titubé puis vomi, que j’avais dévalées à vélo ou en mobylette, où j’avais fait crisser les pneus de la bagnole, vitres ouvertes sur l’autoradio qui jouait du rock. Enfin le nom, ,alors à demi oublié, des rues traversées de nuit sans s’arrêter, en route vers la côte, jouant les Kerouac en limites hexagonales.
Je n’ai aucune prétention à quelque analyse savante que ce soit, seulement la volonté de dire le trouble ressenti devant ce bloc d’espace et de temps aggloméré : la création de la gare et des principaux axes de la ville par un industriel tisserand, en pleine crise du coton parce qu’alors la guerre de Sécession, un boulevard nommé Faidherbe, du nom d’un qui multiplié les plantations au Sénégal pour fournir du coton à la France… Avis aux amateurs de romans historiques, il y aurait là de quoi : un détour par l’Angleterre et son coton de contrebande… Il n’existe rien de plus romanesque que le capitalisme.





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