Je me souviens de mes jambes qui pendaient à  l’arrière de la deux-chevaux du grand-oncle. L’après-midi, au retour, dans la GS de mes parents, de la sueur qui coulait à  l’arrière des genoux. Je ne portais ni short ni bermuda : j’étais en culotte courte. Mà ªme les mots se soumettent au temps. Nous étions partis tà ´t pour profiter de la fraîcheur du matin. J’avais dix ans et je découvrais la canicule.
Arrivés dans la cour de la ferme, le chien qui tire sur sa chaîne, se dresse sur ses pattes arrière. On s’approche de la niche. Mon père et son oncle me disent qu’il n’est pas méchant. Attaché mais pas méchant. C’est pour pas qu’il se sauve. Une main dans le dos qui me pousse. Mon corps aussità ´t raidi. Peur irraisonnée du chien, de sa morsure. Mon père regarde son oncle, hausse les épaules.
Ma grand-tante traverse la cour, en blouse de nylon à  fleurs, un chapeau à  la main. « Qu’il aille pas attraper du mal !  » Elle me coiffe. Le chapeau est trop grand. Me l’incline sur la nuque. Sa main caresse ma joue. Elle me compare à  un ange.
Je suis les deux hommes à  l’écurie, collé à  mon père comme son ombre. Ils détachent la jument, la sortent. Le bruit des sabots heurtant le sol. Un bruit qui parvient du passé. On l’amène près d’une charrette. La jument qui recule dans les brancards. Les rà ªnes qu’on installe.
Je me souviens d’avoir tenu le cuir des rà ªnes entre mes doigts, la main de mon grand-oncle entourant mes poignets d’enfant maigre. C’était pour la dernière charretée. Le soleil était haut. Il y avait l’odeur du foin. Et le mystère de comment à §a tenait derrière, cette masse de brins d’herbe qui ne demandaient qu’à  s’envoler.
Le pré n’était pas loin. Il portait un nom qui se dérobe à  mon souvenir. Cette impression dans les rà ªves que tout alors pourrait s’éclairer. Pendant les lectures aussi. Ou mà ªme dans la vie. Que revienne un nom, un mot, et tout s’éclaire. Il me reste le nom de la ferme : la Simonière. Souvenir du panneau rectangulaire au bout du chemin. à ‰tait-ce la grande ou la petite Simonière ? Je me souviens du trouble, enfant, à  l’évocation de ces métairies aux noms et bà ¢timents identiques, différenciées d’un seul adjectif. Sans doute parce qu’un seul et mà ªme propriétaire. Mais cette impression persistante d’une réalité double ou en miroir.
Je me souviens de l’ombre du chemin creux, de sa presque fraîcheur. Puis, brutal, le grand soleil du pré. La mémoire et le rà ªve offre de ces enchaînements tout en contraste.
Je me souviens des chemises déboutonnées de mon père et de son oncle, ouvertes sur des maillots de corps blancs. De leurs gestes répétés en rythme : piquer la fourche, projeter. Mécaniques. Je me souviens de mon grand-oncle faisant avancer la jument. L’essieu qui grince, les mouches qui volent autour de la tà ªte de l’animal, sa queue qui fouette l’air.
Je me souviens, dans la grange, de mon père sur la charrette, debout sur le tas mouvant. Jetant le foin à  bas, son oncle organisant la meule. C’était défaire et reconstruire. Je me souviens de l’odeur trop forte, de la poussière, des démangeaisons aux bras et aux jambes. Ils parlaient peu, sinon pour dire que le foin était bien sec. Je me souviens d’une expression dans la bouche de mon père : le foin avait jeté son feu.
Je me souviens d’avoir traversé la cour avec eux pour aller boire un coup à  la cuisine. Pour aller dans la maison, nous sommes passés près du chien qui tirait sur sa chaîne en geignant. Son museau humide m’avait frà ´lé la main. La porte d’entrée était entrouverte. On entendait un transistor à  l’intérieur, une chanson de Claude Franà §ois. Aucun de nous trois n’aurait su situer Alexandrie.
Nous avons pénétré dans la cuisine. Je me souviens de la machine à  laver en marche, son ronronnement, le linge qui tournait derrière le hublot. Dans la grande pièce à  cà ´té, des voix à  la radio. Je me souviens des trois verres Duralex sur la table de formica bleu. Mon reflet dans le tube inox qui servait de pied à  la table. Miroir déformant. Mon père et son oncle eux aussi restés debout. Verre de blanc bu d’un trait. Je me souviens de leur geste en deux temps : revers de main passé sur les lèvres, puis essuyé au pantalon. Je me souviens de la main de mon père tendue au-dessus de mon verre, le grand-oncle qui s’apprà ªtait à  me servir un second verre de jus de pomme. « Il en reboira tout à  l’heure !  »
D’ordinaire, nous nous installions dans la grande pièce, assis autour de la table. Le dimanche après-midi. On y venait peu souvent. Mais au moins une fois l’an acheter du grain pour les poules. Nous montions au grenier situé au-dessus de la grande pièce. Un à  un les barreaux de l’échelle de meunier. Il y avait toujours un adulte derrière moi. Son corps qui par sécurité me recouvre.
Je me souviens du tas de grain sur le plancher en bois. Méteil, un mélange de blé et de seigle. Mon grand-oncle se servait d’une pelle pour charger un sac de jute. Mon père le maintenait ouvert. Là  aussi, poussière.
Je me souviens de la balance romaine. Mon père prenait de quoi remplir deux lessiveuses qui étaient au sous-sol. Une boîte de conserve vide pour aller nourrir les poules. Les objets eux aussi survivent tant bien que mal.
Je revois mon père plaà §ant le sac sur son épaule. Courbé sous le poids, allant à  reculons vers le rectangle de la porte, ouverte sur le vide. Mon père alors retrouvait les gestes d’avant l’usine, d’avant le renoncement à  la terre.
Je me souviens d’avoir été malade, une fois, au retour d’acheter du grain. Trop de verres de jus de pomme versés par le grand-oncle, trop de petits gà ¢teaux nappés de chocolat offerts par la grand-tante. « C’est pas à §a qui peut y faire du mal !  » Mon père avait tenté de m’expliquer. Cet enfant que son oncle et sa tante avaient perdu. Que forcément je leur faisais penser à  leur « p’tchi gà ¢  ». Pas mà ªme un prénom prononcé. Je me souviens de la réflexion de ma mère : « C’est pas en parler qui le fera revenir...  » Ce n’est qu’il y a peu, repensant à  cette journée, que son double sens s’est dévoilé : ce n’est pas en parler qui le fera revenir / c’est ne pas en parler qui le fera revenir. Il suffisait d’une faille syntaxique pour qu’une autre, beaucoup plus redoutable, vienne lézarder l’ordre du monde. Offre un passage d’un monde à  l’autre.
Je me souviens des trois verres rincés au robinet de l’évier, posés à  l’envers sur les carreaux blancs. Ils voulaient avoir terminé de rentrer le foin avant le repas de midi. Ma mère nous rejoindrait en voiture. Je revois la grand-tante enter dans la cuisine quand nous en sortions, tenant par les pattes arrière un lapin fraîchement dépouillé, tà ªte encore sanguinolente. Quelques gouttes de sang sur la terre battue de la cour.
Je me souviens du dernier tour, des rà ªnes tenues en main et du déchargement dans la grange. Le tas qui avait monté au fur et à  mesure de la matinée, jusqu’à  envahir tout l’espace.
Je me souviens de la GS dans la cour, signifiant que ma mère était arrivée. Je me souviens de mon père me prenant sous les aisselles avant d’entrer dans la maison. Me soulevant pour que je voie le goret. La dernière bà ªte qui restait avec les poules et les lapins. Un camion était déjà  venu chercher vaches et génisses. Pour le marché du lundi. Je me souviens du silence entrecoupé des grognements du cochon, dévorant ses patates dans son auge en ciment. Il ne s’était trouvé personne pour reprendre la jument. « Que veux-tu, c’est comme à §a !  » Mon père avait fini par m’asseoir sur le muret, jambes pendant dans le vide. Son oncle lui avait conseillé en plaisantant de bien me tenir. Le goret n’en aurait pas pour longtemps. De la viande tendre comme à §a ! Je me souviens de la pression de son pouce et de son index sur mon mollet nu.
Après, nous nous sommes passés un coup d’eau sur le visage à  l’évier de la cuisine. à € cause de la poussière. Je me souviens de l’odeur de sueur des corps adultes. Des voix des femmes dans la pièce à  cà ´té.
Il faisait sombre dans la grande pièce. Seul un rai de lumière passait par la jointure des volets fermés. Je me souviens du rectangle allongé de la pièce. Et de la table longue. Six chaises autour, espacées large. Je me souviens de la lucarne ouverte dans le mur du fond. De la toile cirée où, d’un carré l’autre, des canards s’envolent et un chasseur vise, fusil levé. Un magazine télé était posé sur la table. Auprès, un boîtier à  lunettes.
J’ai raconté à  ma mère avoir conduit la charrette. Quand j’ai eu fini, j’ai entendu mon grand-oncle qui expliquait à  mon père qu’un humain c’est comme une bà ªte : celui qui sait s’y prendre... Mais encore fallait-il savoir !
Je me souviens que mon grand-oncle et sa femme m’ont proposé de regarder la télé. Qu’ils l’ont allumé malgré les protestations de mes parents. Sur l’écran le générique d’une série américaine, « Les Jours heureux  ». Avec Bill Haley en guise d’illustration sonore : Rock around the clock. « à ‡a leur plaît, aux gamins, ces machins-là  ...  »
J’ai regardé la télé, assis à  la table, mon verre de jus de pomme à  portée de main. Mon père et son oncle terminaient la fillette de blanc. Ma grand-tante s’affairait en cuisine, ma mère mettait la table. Les images s’enchaînaient sur l’écran sans que je parvienne à  fixer mon attention. J’avais envie de pisser. Ma mère m’a indiqué la dernière porte au fond du couloir. Elle a insisté : la dernière. Je revois la porte qui mène aux chambres. Je ne l’avais jamais franchie jusqu’alors. Toujours des visites brèves, deux heures au plus. à ‡a pouvait toujours attendre d’à ªtre rentrés à  la maison.
Je me suis engagé dans le couloir, ai consciencieusement compté les portes. La deuxième, entrouverte, battait dans un courant d’air. Je revois l’image fugitive d’un berceau. Je me souviens avoir accéléré le pas pour vite atteindre la dernière porte. Une salle de bains minuscule où s’entassaient douche, WC et lavabo. Je me suis lavé les mains. En voyant mon reflet dans la glace, j’ai eu peur de voir quelqu’un surgir derrière moi.
Je me souviens avoir résisté à  l’envie de courir. Et avoir sursauté à  la vue de ma grand-tante qui refermait la porte qui battait à  l’aller. Dans la grande pièce, tous les adultes étaient d’accord : il valait mieux fermer les fenà ªtres, se calfeutrer plutà ´t que laisser entrer la chaleur. Ma mère m’a demandé si j’étais malade. Elle me trouvait pà ¢le. J’avais peut-à ªtre besoin de boire avec cette chaleur. Mon grand-oncle dirigeait la bouteille vers mon verre quand celui-ci est tombé sur le carrelage. Je me souviens des éclats de verre au sol diffractés par les pleurs. Sur le fond épais resté intact, cette formule qu’un jour je comprendrais : dura lex sed lex.
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