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roy buchanan

RB | en cours

Sommaire

en cours d’Ă©criture ; gros chantier du moment ; mise en ligne progressive ici ; tenter de proposer diffĂ©rents parcours de lecture de paragraphes en paragraphes

portrait a minima | quelle vĂ©ritĂ© ? | à quoi ressembler ? |
venir à la musique | apprendre dans une église | échapper àPixley |
un arrachement | soi et une guitare | Ă©largir son vocabulaire | garder traces |
entrer dans le mĂ©tier (essayer de) | du rĂŞve Ă l’abrupt | d’Ozark Ă Tulsa, ou entrer dans le mĂ©tier | music business | Las Vegas | destins | Telecaster | jouer en club | ne plus | ne plus (bis)| MallarmĂ©

Portrait a minima

Tenter de se reprĂ©senter un gars d’un mètre soixante-quinze et qui pèse son quintal, nĂ© dans une ferme de l’Arkansas en 1939, qui se nourrit pour l’essentiel de sandwiches aux boulettes de viande, fume des cigares tout au long de la journĂ©e, mariĂ© à une fille prĂ©nommĂ©e Judy, avec qui il aura six enfants puis en adoptera un septième, qui lorsqu’il est chez lui peut occuper sa journĂ©e à promener ses deux chiens mastiffs, aller boire des bières au troquet du coin, sŐšenfermer dans son sous-sol pour enregistrer sur des cassettes ses improvisations sur sa Telecaster, qui donne des concerts, essentiellement dans le quart nord-est des États-Unis, dans des bars restaurants oĂą viennent se dĂ©fouler les prolos du coin, jouant pour l’essentiel des reprises de blues et de rock sur des scènes Ă©troites, vite intoxiquĂ© à mener la vie sur la route, picolant le soir avant de monter sur scène, redescendant ensuite avec de l’herbe, le matin relançant la mĂ©canique à coups d’amphĂ©tamines, puis tombant dans l’usage de la cocaĂŻne, artiste à la discographie très inĂ©gale et sans grand succès, capable d’innovations techniques et d’un jeu extrĂŞmement expressif, admirĂ© par ses pairs sans jamais devenir le guitar hero dont rĂŞvent alors les maisons de disques pour remplir leurs caisses, artiste de l’ombre mort un soir de beuverie dans une cellule de la prison du comtĂ© de Fairfax, Virginie

Quelle vĂ©ritĂ© ?

Approcher, ce serait dĂ©jà ça, parce que s’intĂ©resser à Buchanan c’est se confronter à des fictions, tissĂ©es de son vivant, avec sa complicitĂ©, parfois mĂŞme de sa propre initiative, souvent amplifiĂ©es depuis sa mort, relatĂ©es du web aux notes des pochettes de disques, fictions qui masquent tout autant qu’elles Ă©clairent, à commencer par la lĂ©gende familiale, le père de Buchanan Ă©voquant une grand-mère Cherokee, premier pas de cĂ´tĂ© qui accompagne l’enfance, Ă©chappĂ©e romanesque qui prend source dans le passĂ© amĂ©ricain, dans l’imaginaire collectif, cet imaginaire avec lequel le guitariste saura jouer plus tard dans ses interviews, faisant de son père un prĂŞcheur pour souligner la dimension religieuse de sa musique, dimension dont on reparlera, prĂ©sente tant dans ses paroles que dans le rapport qu’il entretient avec la musique, mais amenĂ©e via la fiction, et qu’importe que mettre les pieds à l’Ă©glise ait Ă©tĂ© pour le paternel une pure perte de temps, qu’il ait prĂ©fĂ©rĂ© le dimanche matin durant l’office aller couper du bois de chauffage ou bricoler à la maison, Buchanan entretient l’image du campagnard, issu d’une AmĂ©rique rurale et croyante, tout comme son jeu de guitare, techniquement parlant issu pour une bonne part de la musique country, et, il aime à le laisser entendre, pĂ©tri d’une ferveur digne d’un prĂŞche Ă©vangĂ©lique, mais sa carrière musicale dĂ©butant dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es cinquante, et parce qu’il est amĂ©ricain, une autre imagerie vient s’ajouter, flirtant avec le kitsch et les ressorts du fantastique, pointant le caractère Ă©trange du bonhomme, psychologiquement fragile, ou diffĂ©rent, imagerie qu’introduit un D.J. anonyme et inventif, chargĂ© de promouvoir un des nombreux groupes de Buchanan à ses dĂ©buts, proposant de prĂ©senter le guitariste comme en enfant-loup trouvĂ© par des bohĂ©miens quelque part en Europe, et de placer sur scène deux loups enchaĂ®nĂ©s – le projet Ă©chouera faute de loups disponibles mais laissera traces au dedans : par goĂ »t de mystifier, mais aussi parce que l’homme est rĂ©tif à la prise de parole, et qu’il faut bien dire quelque chose pendant les interviews, sentant que profĂ©rer l’Ă©norme est un moyen sĂ »r d’Ă©chapper à l’obligation de discourir sur lui-mĂŞme ou son travail de l’instrument, Buchanan reprend parfois ce thème, glisse peu à peu vers celui du loup-garou, prĂ©tendant d’abord que ses prouesses techniques sont dues au fait qu’il est pour moitiĂ© loup, et, sans doute aussi parce que combinant l’alcool, les amphĂ©tamines, l’herbe et la fatigue de la route – il faudra reparler de tout ça plus tard –, affirmant sans sourire ĂŞtre un loup-garou et vouloir Ă©pouser une nonne, et, mĂŞme sobre, c’est du moins ce que les tĂ©moins affirment, des musiciens de son entourage, se rendre sur une plage un soir de pleine lune et attendre la mĂ©tamorphose, ou encore, durant une tournĂ©e au Canada, alors que seul dans sa chambre d’hĂ´tel, hurler à la pleine lune, jusqu’à ce qu’un membre du groupe vienne et tente de le calmer, lui sur le lit, hurlant toujours, lui propose une bière ou un pĂ©tard d’herbe pour redescendre, parce qu’atteint ce point oĂą on ne sait plus, parce que la fiction s’est insinuĂ©e dans les paroles puis jusque dans les rĂŞves, et c’est là sans doute à§a la seule mĂ©tamorphose accessible : ĂŞtre pĂ©tri de rĂ©cits qui sont autant de dĂ©fenses contre l’extĂ©rieur, mais il y a si longtemps que à§a dure, depuis l’exemple du frère aĂ®nĂ©, J.D., celui qui mieux que personne sait faire glisser son propos dans la fiction tout en gardant le visage impassible, J.D. qui est prĂ©sent dans le rĂ©cit fondateur oĂą le petit Leroy – c’est pour la scène qu’il changera de prĂ©nom –, oĂą le petit Leroy s’approche de son frère qui joue de la guitare avec un de leurs cousins – on les imagine sous le porche de la ferme, parce que c’est par la fiction qu’on approche comme lui tient à distance, le lieu-dit s’appelle Smith’s Creek, c’est dans l’Arkansas, près d’Ozark, un petit patelin dans le comtĂ© de Franklin, mille quatre cents habitants en 1944 –, Leroy a cinq ans, il s’amène et explique aux grands qu’ils sont dĂ©saccordĂ©s, son frère le mettant au dĂ©fi il lui accorde sa guitare, c’est là le dĂ©but de l’histoire, dans ce rĂ©cit pour dire que douĂ© d’une oreille absolue, son refus de faire partie des Rolling Stones constituant l’apothĂ©ose de la fiction Buchanan, mais on en reparlera, fiction qui aura le vie dure parce que cristallisĂ©e dans un documentaire tĂ©lĂ©, une drĂ´le d’entreprise, essentiellement biographique, parce que l’homme fait Ă©nigme, qu’il y a là quelque chose qu’on ne comprend pas : ce jeu de guitare inouĂŻ, prodigieux, cette reconnaissance par tous ceux qui comptent en matière de guitare – on est en 1971 –, mais cette carrière qui demeure dans l’ombre, alors on a l’idĂ©e de raconter son parcours, de lui faire rencontrer les guitaristes qui l’ont influencĂ©, qu’ils admirent, et sa vie, et c’est la fiction qui va prendre le dessus, brouillant un peu plus l’image, Ă©loignant l’homme et sa musique, mais l’antienne rassure devant l’inouĂŻ, ou plutĂ´t l’inattendu, parce que le matĂ©riau chacun le connaĂ®t, ce n’est pas d’une autre musique qu’il s’agit, mais d’une manière diffĂ©rente, d’une autre approche de l’instrument, d’apports techniques au service de l’expression, on en reparlera, mais de ça il n’en sera pas question dans le documentaire, le propos s’articulera autour de la religion et de la famille, mettant en scène le retour de l’artiste à Pixley, Californie, environ trois mille habitants aujourd’hui, c’est là que la famille Buchanan est venue tenter sa chance et s’est installĂ©e quand Leroy Ă©tait tout gosse, de à§a aussi on reparlera, retour à la maison alors que à§a fait en gros dix ans qu’ils ne sont pas vus, et qu’il y a seulement deux ans que ses parents disposent chez eux du tĂ©lĂ©phone, alors retour baignĂ© d’Ă©motion, et goĂ »t de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© quand la vieille mère, bras droit dans le plâtre, Ă©treint son fils et embrasse ses six petits enfants qui un à un dĂ©filent, et qu’elle ne connaĂ®t pas, puis voilà Judy sa belle-fille, avec elle on regarde des photos de famille, puis Judy en prend une de photo de famille, les trois gĂ©nĂ©rations Buchanan rĂ©unies en rangs d’oignons devant la porte d’entrĂ©e, plan sur la table de la salle à manger, sur laquelle a Ă©tĂ© disposĂ© un buffet froid, chacun remplit son assiette, le grand-père prend ses petits-enfants sur ses genoux, salopette bleue et chapeau sur la tĂŞte ramène du Pepsi et du Doctor Pepper de l’Ă©picerie, on est chez des AmĂ©ricains ordinaires, des petits blancs qui ont le goĂ »t de l’effort et du travail bien fait, parce que le Christ l’a voulu ainsi, c’est la mère qui le dit, qu’il faut toujours faire de son mieux, quoi qu’on entreprenne, mais c’est par la magie de la voix off qu’on s’Ă©loigne de la rĂ©alitĂ©, avec l’Ă©vocation par Buchanan de son enfance, glissant de sa mère, stricte mais pas Ă©touffante, capable de travailler autant sinon plus que beaucoup dŐšhommes, à son père, prĂ©tendument prĂŞcheur à cette Ă©poque – qu’il ait arrĂŞtĂ© de l’ĂŞtre, dans quelles circonstances et pourquoi, personne ne le lui demande, parce que le rĂ©cit s’articule si bien, et que des images s’imposent : plan du guitariste assis sur les marches de l’Ă©glise pentecĂ´tiste, Ă©voquant sans parvenir à le nommer le lien entre sa musique et son sentiment religieux, a secret feeling, puis le voilà en train d’accompagner un chant pendant la messe, sa mère qui masque son plâtre sous une attelle battant la mesure de sa main libre, le pasteur chantant yeux au plafond derrière ses grosses lunettes, et toujours cette voix off, expliquant que jouer est le meilleur moyen qu’il ait trouvĂ© pour montrer qu’il aimait son prochain, que pour des gens comme ses parents la religion donne sens à leur vie et à leur mort, mais la maison et l’Ă©glise ne suffisent pas, ce n’est pas que à§a l’AmĂ©rique, c’est aussi la route, alors plan sur le Southern Pacific qui traverse la ville sans s’arrĂŞter, un train de marchandises, parce que derrière la fiction qui vient il y a le hobo chantĂ© par John Lee Hooker et d’autres, ou dĂ©crit par London, Ă©vocation de la maison quittĂ©e à 16 ans pour Los Angeles, façon Highway child d’Hendrix, plan devant la station Greyhound, images de route filmĂ©es depuis une voiture, Buchanan a beau dire en passant qu’il Ă©tait difficile pour lui de jouer dans les clubs, I was kinda young, you know, personne pour insister, et pourtant imaginer un mineur pĂ©nĂ©trer dans un Ă©tablissement servant de l’alcool, mais qu’importe, le rĂ©cit s’improvise, avec un groupe qu’il a formĂ© et une tournĂ©e passant par l’Oklahoma, le Texas puis le Canada, tournĂ©e durant laquelle il jouait du blues pour un public essentiellement noir à l’Ă©poque – on est en 1955 –, voyageait en bus, dormait dans les champs ou les bars, I was lucky if I could sleep in a bar, finissant par revenir à la maison parce qu’il avait faim : tout le blues est là , la route, la vie difficile et la solitude, solitude qu’il Ă©voque de nouveau près de la maison oĂą il a Ă©tĂ© Ă©levĂ©, ses parents ont dĂ©mĂ©nagĂ© depuis – il est assis contre un mur de cette maison en planches, quelques-unes sont disjointes, parle de cette solitude qui vous accompagne depuis la naissance, parce que de la fiction surgit toujours un peu de vĂ©ritĂ©, parce que sans la fiction comment à la fois se dire et se prĂ©server, se protĂ©ger, cette solitude qui permet de se dĂ©couvrir, c’est lui qui le dit, et qui fait sans doute qu’on passe autant de temps sur l’instrument depuis très jeune, et que la dĂ©couverte de la guitare et de soi vont de pair, ça c’est ce qu’on suppose, cette solitude qui brouille les limites entre rĂŞve et rĂ©alitĂ©, il le dit, revenir à la maison c’est comme sortir d’un rĂŞve, revenir à la rĂ©alitĂ©, ou sortir de la rĂ©alitĂ© et revenir dans un rĂŞve, t’es pas tout à fait sĂ »r, c’est comme un grand rĂŞve, c’est incroyable, soulignant la frontière fragile qui l’accompagnera jusqu’au-delà de l’ultime solitude, celle de sa mort, violente et prĂ©maturĂ©e, objet de fantasmes et de clichĂ©s – de ça aussi il faudra reparler

à quoi ressembler

Se souvenir de cet interview de Jimmy Page et Robert Plant aux dĂ©buts de Led Zeppelin, oĂą Plant dĂ©clare qu’est advenu le temps oĂą le public s’intĂ©resse davantage à la musique qui est jouĂ©e qu’à l’aspect des musiciens, rĂ©volu le temps des Beatles – pourtant pas le dernier à jouer du torse nu, mouvement des boucles blondes et coups de hanches, parce que la musique certes, mais aussi le spectacle, et qu’on n’y Ă©chappe pas si facilement, mĂŞme quand on prĂ©fère l’ombre à la lumière, au point comme Buchanan de tourner le dos pendant les solos, ou de garder un visage impassible, sinon un mouvement des mâchoires, de tout ça il faudra reparler, pour l’instant regarder les photos, tĂ©moins des modes suivies ou repoussĂ©es : les dĂ©buts au temps des Heartbeats se font raie sur le cĂ´tĂ© et cheveux ramenĂ©s en arrière, pattes descendant sous le lobe de l’oreille, nĹ“ud papillon et et une horrible veste à rayures, remplacĂ©s, quand accompagnant Dale Hawkins – oui, celui de Susie Q – par chemise blanche, cravate et petit gilet sans manches : on joue du code vestimentaire parce qu’on est là pour offrir un spectacle complet, pas seulement pour jouer de la musique, mĂŞme d’une façon extraordinaire, et c’est sans doute ce que refuse Roy Buchanan, ce qu’il ne comprend pas, ou ce à quoi il ne parvient pas à se rĂ©soudre, portant le cheveu long et la barbe, et quand le propriĂ©taire d’un club fait une remarque, on est en 1960, parce que l’aspect bohème du guitariste pourrait nuire au commerce, ou parce qu’il a des principes, qu’il est tout Ă©troitesse d’esprit, Buchanan comprend très bien ce dĂ©goĂ »t pour le poil, et revient crâne et sourcils rasĂ©s, et fait tache au milieu des autres membres du groupe, ces Hawks qui se la jouaient classe, et qui ont continuĂ© par la suite, quand devenus The Band, ainsi sur l’affiche pour leur concert du 11 mai 69 au Fillmore East, avec leurs bottines, vĂŞtus de costumes allant du gris au noir, trois sur cinq portant chapeau et tous cravates, Buchanan pourtant conscient de l’importance d’à quoi on ressemble sur une scène ou une pochette de disque, puisqu’en 64, au moment de la Britisih invasion, quand le groupe de Bobby Howard and the Hi-Boys devient les British Walkers, il se rase la barbe et prend une coupe façon Mods, parce que l’impression que ce coup-ci à§a peut ĂŞtre le bon, qu’après tout on joue tellement mieux que ces Anglais, que le public prĂ©fĂ©rera toujours l’original à la copie, alors s’il suffit de renvoyer l’image à la mode pourquoi pas, accepter parce qu’y croire encore, qu’une carrière s’annonce et qu’il n’y a pas de raison de cartonner comme beaucoup de ceux avec qui avoir jouĂ© prĂ©cĂ©demment – de ça aussi on reparlera –, ensuite, quand cette impression que le train part toujours sans vous – il utilisera l’image dans un des rares textes de chansons qu’il aura Ă©crits –, ne plus s’encombrer de rien, parce que ce paradoxe que dans l’Ă©chec le nom et la lĂ©gende suffisent pour attirer un public de jeunes gars et de musiciens – ça aide sĂ »rement à tenir ces oreilles-là –, et pour les autres qui remplissent la salle, tant qu’on leur donne la musique qu’ils attendent, qu’ils peuvent draguer et se prendre une bonne cuite, rien d’autre n’a d’importance, alors que le gars s’amène sur scène coiffĂ© d’un bĂ©ret, d’une casquette ou d’un chapeau, qu’il ait le crâne rasĂ© ou des cheveux mi-longs et comme plaquĂ©s parce qu’un peu gras, que le gars ait pas l’air soignĂ© ou Ă©lĂ©gant – mais pourquoi faire attention à soi quand mĂŞme pour son instrument on ne possède pendant longtemps ni Ă©tui ni flightcase –, que le gars n’ait rien de flamboyant façon Hendrix et son art de la friperie, ce public-là s’en fout, il ne vient pas au spectacle, il vient s’amuser, alors que le guitariste passe inaperçu dans la rue, que ce qui au dĂ©but des annĂ©es soixante lui donnait l’air rebelle le fasse aujourd’hui ressembler à un AmĂ©ricain ordinaire, peut-ĂŞtre mĂŞme qu’il prĂ©fère ça le public, qu’il n’aime pas trop les chevelus excentriques, ces lascars sapĂ©s comme des gonzesses, ici on est entre soi, entre travailleurs qui mouillent la chemise, juste les horaires qui sont dĂ©calĂ©s, les uns de jour à l’usine et les autres de nuit sur la scène Ă©troite, payĂ©s au lance-pierre et crachant pas sur la bibine, une telle proximitĂ©, bien que pas le mĂŞme monde, parce que jouer au dĂ©but c’Ă©tait plaisir et excitation, que maintenant souvent ça pèse, tellement que des fois envoyer tout dinguer, puis recommencer parce que l’envie est de nouveau là , le besoin de fric mais pas que, une telle proximitĂ© mais pas le mĂŞme monde, parce que pas la mĂŞme chose de produire des richesses et des vecteurs pour l’Ă©motion, pour l’expression de ce qu’on trimbale depuis toujours et qui ne demande qu’à trouver voix – de ça aussi il faudra reparler –, mais proximitĂ© telle que Buchanan finira par s’inscrire à une formation de coiffeur, pratiquera le mĂ©tier un temps – de ça aussi on reparlera

Venir à la musique

Se demander comment on se met à la musique dès l’enfance, plutĂ´t qu’au dessin ou autre chose, et comment on se retrouve avec une guitare entre les mains et pas un autre instrument, parce que la lĂ©gende du gosse assis sur les marches de l’Ă©glise en train d’Ă©couter ce qui se joue à l’intĂ©rieur, cette autre lĂ©gende proposĂ©e par Buchanan dans le documentaire bio-explicatif ne suffit pas, parce qu’aucune raison dans la rĂ©alitĂ© qu’il n’y ait pas accompagnĂ© sa mère, ou, pour ĂŞtre raccord avec la fiction qu’il construit, qu’il n’ait pas assistĂ© à l’office menĂ© par son père, mĂŞme si l’image qu’il propose est sans doute juste, cette porte et derrière ce qui est capable de vous transporter, qu’on devine et qu’il faudra tenter de rejoindre un jour, ce sera ça aussi devenir musicien, mais c’est là construction rĂ©trospective : avant ce cheminement vers l’intĂ©rieur, ou la mise en voix de ce qui là demande à sortir – James Baldwin dit que celui qui crĂ©e « la musique [...] se dĂ©brouille avec le fracas qui Ă©merge du vide et le met en ordre au moment oĂą il rĂ©sonne dans lŐšair  » [1], on reparlera de ça –, avant il y a ce qui vous amène à choisir un outil plutĂ´t qu’un autre, pourquoi pas le violon comme ceux que fabriquaient son oncle et que jouaient ses cousins dans les bals autour d’Ozark, Billy et Amos, demandĂ©s tous les samedis soirs pour faire danser, un rĂ©pertoire de hillbilly, mais il y a eu le dĂ©part des Buchanan vers la Californie – on reparlera de cet arrachement –, dĂ©part loin d’Ozark et des violons, et l’instrument qu’il avait tous les jours sous les yeux Ă©tait la guitare de son frère aĂ®nĂ©, celle-là mĂŞme quŐšil prĂ©tendra avoir rĂ©accordĂ©e à l’âge de cinq ans, guitare autour de laquelle il tourne sans doute, parce que toujours dans les pattes du frère de onze ans plus âgĂ©, modèle à imiter, presque adulte mais capable encore de retrouver les territoires de l’enfance, alors quand Leroy annonce à son père qu’il s’intĂ©resse à la musique, et que celui-ci lui demande quel instrument il voudrait pratiquer, le gamin rĂ©pond sans hĂ©siter la guitare, guitare qu’il aura bientĂ´t, un jouet plus qu’un instrument, sur laquelle il s’Ă©vertuera à jouer, cherchera obstinĂ© à apprendre, finira par maĂ®triser trois accords avant qu’un nommĂ© Charles, un de ses cousins, ne brise le jouet par mĂ©garde, inaugurant un long temps sans guitare, quatre ans passeront avant que sa mère se souvienne de son goĂ »t pour l’instrument, et lui achète une lap steel guitar rouge, une Rickenbacker que son frère JD aidera à payer, envoyant de l’argent à ses parents depuis la base de Camp Beale oĂą il fait le militaire, et c’est sur cet instrument, un vrai cette fois, que le gamin commencera son vĂ©ritable apprentissage – de sa prof et de comment il apprit c’est à suivre –, un instrument plutĂ´t conçu pour jouer de la country, qu’on pose sur les genoux, onglets aux doigts de la main droite et slide dans la gauche, pas l’instrument que souhaitait l’enfant, c’est le choix de ses parents, un coup d’arbitraire de qui dĂ©tient l’autoritĂ©, choisit en fonction de ses goĂ »ts musicaux, parce que si on lui avait demandĂ© son avis – mais comment ৒aurait Ă©tĂ© possible en 1948 ? –, c’est une guitare folk que Leroy aurait souhaitĂ© jouer, vu qu’à Pixley personne ne jouait de la lap steel, mais c’est cet arbitraire qui dĂ©cidera en partie de l’originalitĂ© de son jeu, notamment le rapport au manche qui, sur la lap steel, à la diffĂ©rence de la guitare, ne remplit pas ce rĂ´le de repère sur lequel prendre un appui sĂ »r quant aux notes qu’on produit, la lap steel se jouant essentiellement à l’oreille, presque comme un instrument sans frettes, c’est cet arbitraire qui des annĂ©es plus tard amènera Buchanan à moduler sur et hors du manche, glissant au long de celui-ci et terminant sa course au-delà des micros de sa Fender Telecaster, modèle auquel il restera longtemps fidèle et sur lequel il parviendra à imiter le son lap steel, modèle fabriquĂ© en Californie, tout comme les Rickenbacker, et qui tenait un rĂ´le clĂ© dans le son de Bakersfield, situĂ© à une cinquantaine de miles de Pixley, Bakersfield qu’on surnommait le Nashville de l’Ouest : vie modelĂ©e par l’arbitraire et le hasard, dans le choix des parents d’un instrument ou d’un lieu oĂą migrer, parents eux-mĂŞmes soumis aux forces Ă©conomiques qui les entraĂ®nent sur la route 66, comme presque un demi-million d’autres l’avaient fait dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es 30– de ça aussi on reparlera –, quittant tout pour la Californie, parents qui comme aussi des millions d’autres achètent une radio, d’abord Ă©coutĂ©e depuis la voiture du temps d’Ozark, une Ford A qui en est Ă©quipĂ©e – les imaginer dans la cour de la ferme, avec les voisins qui sont venus Ă©couter, rassemblĂ©s autour de la voiture, et on reste là jusqu’à des minuit, pour de la musique qui arrive de loin parfois : la voix et la guitare de Jimmy Rodgers qui vous parvient depuis Memphis – du blues aux yeux bleus comme on dira plus tard –, de la country et des grands orchestres, il y a là tout un tas de sons disponibles, comme plus tard, quand la radio sera entrĂ©e dans la maison de Pixley, Californie, et qu’il n’y aura pas grand chose d’autres comme distractions autour, et puis qu’on a grandi, que jouer dehors Ă©tourdit encore un peu mais que ce n’est plus seulement ça qu’on veut, parce qu’on commence à deviner le besoin d’un ailleurs, alors l’Ă©couter tard cette radio, seul dans sa chambre – Grand Ole Opry de Nashville, Town Hall Party de Los Angeles –, l’Ă©couter jusqu’à ce que la musique qui s’y joue soit perçue comme un signal de dĂ©part – de cette fiction là aussi il faudra reparler –, mais d’abord, dans la journĂ©e, retrouver sur son instrument ce qu’on a entendu et vous a plu, thèmes de country, finger-picking de Merle Travis, autant de chansons qui resteront gravĂ©es en mĂ©moire, paroles, structure et plans guitare, et que Buchanan sera capable de retrouver, impromptu, quand jouer de la guitare sera devenue une profession – de cette capacitĂ© presque instantanĂ©e à mĂ©moriser il faudra aussi reparler

Apprendre dans une Ă©glise

Constater l’association frĂ©quente de l’Ă©glise et de la musique dans les propos de Buchanan, lien Ă partir duquel il glisse souvent vers la fiction, peut-ĂŞtre parce que c’est dans une Ă©glise qu’il a pris ses premières leçons de guitare avec Mrs Presher – ça durera trois ans, il commence Ă neuf, sa prof sillonne la rĂ©gion et apprend aux enfants du coin Ă jouer tout un tas d’instruments, du piano au banjo en passant par l’accordĂ©on ou la guitare, et mĂŞme d’autres, Ă Pixley les cours ont lieu Ă l’Ă©glise de l’assemblĂ©e de dieu, ça ne coĂ »te pas cher, et quand les fins de mois sont difficiles, on peut mĂŞme payer en nature, lĂ©gumes ou volailles qu’on Ă©lève, on y apprend de pair pratique de l’instrument et solfège, avec une mĂ©thode oĂą les notes Ă©taient reprĂ©sentĂ©es par des nombres, mais qui rebute le gamin, parce que capable de mĂ©moriser sur l’instant ce que sa prof lui jouait puis de le reproduire Ă l’oreille, tricherie qui se poursuit pendant trois ans, jusqu’Ă ce qu’un de ses cousins aille cafter, et que sa prof fonde en larmes, c’est du moins ce qu’il raconte, en larmes parce que vexĂ©e, ou blessĂ©e, ou déçue, personne pour le dire dĂ©sormais : d’elle il ne reste qu’un nom que Buchanan cite dans quelques interviews, lui attribuant un rĂ´le-clĂ©, Ă Ă©galitĂ© avec l’influence de Merle Travis et de Jimmy Nolen, l’un roi du picking et l’autre guitariste de James Brown, inventeur de la guitare funk et de ses cocottes, honneur mĂ©ritĂ© parce qu’avec elle avoir appris la nĂ©cessitĂ© de jouer en sentant, que la technique n’est rien sinon mise au service de l’expression, de cette mise en voix de ce qui est lĂ au creux du morceau, qu’on peut faire sien le temps du jeu, et qui peut en retour, plus tard, parfois beaucoup plus tard, aider Ă mettre en ordre ce fracas qui provient de l’intĂ©rieur, rien qu’un nom que Buchanan s’amuse Ă dĂ©former quand il s’agit de nommer un morceau figurant sur un album [2], le transformant en Mrs Pressure, pression de qui oblige Ă apprendre doigtĂ©s et techniques avant de se mettre Ă jouer les morceaux qui passent Ă la radio et qu’on voudrait tellement reproduire, pression de qui exige un travail, une rigueur, ce dont Buchanan ne fait pas toujours preuve, on reparlera de cette idĂ©e que la musique Ă ses yeux doit rester plaisir et spontanĂ©itĂ©, sans rien de laborieux ou de contraint, propos qui revient souvent chez lui, Ă lier sans doute Ă une conception mystique de la musique, qui passerait Ă travers vous sans que vous y pensiez, conception oĂą le musicien n’est plus qu’un vecteur, un prophète qui au lieu d’Ă©crire jouerait des notes, hĂ©ritage de l’Ă©glise pentecĂ´tiste frĂ©quentĂ©e par sa mère le dimanche et oĂą il prenait ses cours de guitare, Esprit Saint provoquant le chant en des langues inconnues de tous, peut-ĂŞtre ça aussi l’improvisation de Buchanan Ă la guitare, une glossolalie, un discours en une langue neuve, et capable de guĂ©rir le monde, c’est ce qu’il croyait [3] quelque chose proche du sermon, an electric church music disait Hendrix de son propre travail, capable comme le sermon Ă©vangĂ©lique de travailler la foule, de la saisir et de l’amener Ă un point d’orgue Ă©motionnel, la seule diffĂ©rence Ă©tant de devoir se passer de mots, de ne disposer que d’un peu de bois et d’acier, et de ne pas pouvoir tricher [4]

Échapper àPixley

Imaginer ce gars de dix-huit ans, cheveux gominĂ©s et peut-ĂŞtre encore le costume de scène Ă rayures sur le dos, la garde-robe ne doit pas ĂŞtre bien Ă©tendue, il est dans la voiture avec les autres gars du groupe, The Rock and Heartbeats, il va jouer son premier vrai concert professionnel, dans une salle consĂ©quente, le Tulare’s Veterans Memorial Building, une salle toute neuve peinte en rose, Fats Domino y a jouĂ© deux semaines plus tĂ´t, on en a parlĂ© dans la presse, sept arrestations parce qu’une canette de bière qui vole et bagarre gĂ©nĂ©rale, les instruments sont dans le coffre de la voiture, une Ford 49, Ă l’arrière Roy Buchanan pointe le doigt vers vers des champs poussiĂ©reux oĂą poussent quelques citronniers, on est Ă hauteur de Pixley, Californie, lĂ oĂą ses parents ont fini par s’installer en 45, il veut que les autres sachent qu’il vient de lĂ , que c’est dans ce paysage qu’il a grandi, dans cette dĂ©solation, la grande forĂŞt de sĂ©quoias n’est pas loin, et la vallĂ©e de la mort, mais Pixley c’est autre chose, une plaine morne Ă l’herbe jaunie et aux arbres rares, des champs Ă l’infini, une Beauce sous soleil de MĂ©diterranĂ©e, avec les mĂŞmes gigantesques silos, lĂ qu’il a vĂ©cu dans une maison en bois louĂ©e par l’employeur de son père, un vĂ©tĂ©ran de la première guerre mondiale pour qui il s’occupe d’irrigation, ils sont nombreux Ă avoir Ă©migrĂ© lĂ , et qui habitent des baraques du mĂŞme genre, la plupart situĂ©es le long de la voie ferrĂ©e de la Southern Pacific, la maison des Buchanan est elle au milieu des champs de coton et de luzerne, maison perdue et oĂą vivre Ă l’Ă©troit, avec seulement deux chambres, c’est de lĂ qu’il est parti deux ans plus tĂ´t pour Stockton, il a seize ans, l’âge des ruptures qui vous engagent pour une vie, Ă©coute la radio tard le soir, c’est l’Ă©tĂ©, Mystery train passe Ă la radio, et plus que par le chant de Presley, est sĂ©duit par son guitariste, Scotty Moore, au jeu agressif pour l’Ă©poque, et mis en valeur par la rĂ©verbĂ©ration ample des studios de Sun Records, au point d’en apprendre par cĹ“ur les solos, note pour note, et adulte associer sa dĂ©cision de fuguer avec la dĂ©couverte de Presley : il abandonne le lycĂ©e, oĂą qui comme lui d’extraction modeste et timide s’en prend plein la tronche, parcourt trois cents kilomètres vers le nord, tente de gagner sa croĂ »te en jouant de la musique, pari insensĂ© pour qui est encore mineur, et revient Ă la maison crevant la faim, partie remise pour peu de temps, cette fois l’Ă©chappĂ©e belle aura lieu grâce Ă sa sĹ“ur, Betty, et son beau-frère, Phil Clemmons, un mĂ©canicien qui joue un peu de guitare : tous les deux acceptent qu’ils restent vivre chez eux après une visite qu’il leur rend Ă Garden Grove, au sud de Los Angeles, croient sans doute que la musique n’est qu’une lubie d’adolescent appelĂ©e Ă se muer en loisir, et dĂ©couvrent que le gamin introverti sait dire non : pas question de continuer au garage oĂą son beau-frère a tentĂ© de le faire embaucher, le temps de dĂ©monter une roue lui suffit, ce boulot abĂ®me trop les ongles pour qui joue du picking, et ces quelques heures Ă l’atelier feront partie des rares consacrĂ©es Ă un autre travail que la musique, si on excepte le temps oĂą il deviendra coiffeur – on en reparlera –, la construction d’un mur de soutènement avec son frère J.D. qui habite Hollywood, et quand, en pleine tournĂ©e, la première, celle qui le fait passer par Tulare, il se retrouve sans le sou Ă Oklahoma City, abandonnĂ© par un manager escroc, et se voit contraint de retourner au pays de ses origines, Ozark, oĂą il donne le coup de mains Ă sa tante Willie et Ă ses cousins pour la cueillette du coton – d’emblĂ©e le rĂŞve de devenir musicien professionnel se lĂ©zardait

Un arrachement

Imaginer le dĂ©part des Buchanan vers la Californie, paysans devenus migrants de l’intĂ©rieur – en arrière-plan pour nous Steinbeck et ses Raisins de la colère –, leur hĂ©sitation Ă quitter cette terre qu’ils travaillent, mĂŞme si c’est pour pas grand chose, soumis qu’ils sont Ă une forme de mĂ©tayage , sharecropping, une horreur dĂ©veloppĂ©e dans les Ă©tats de sud après l’abolition de l’esclavage, et guère Ă©loignĂ©e de celui-ci, noirs et blancs pauvres rĂ©tribuĂ©s d’une petite partie des rĂ©coltes après dĂ©duction du prix des semences, de la location de la ferme, du matĂ©riel, parfois mĂŞme du prix de la nourriture, une Ă©conomie de survie qui ne survivra pas Ă la chute des cours du coton, parce que dĂ©sormais des exploitations de grande taille et mĂ©canisĂ©es, parce que le Dust Bowl qui balaie l’Arkansas Ă l’ouest d’Ozark, c’est la fin d’un monde, alors aller voir plus loin, c’est ça aussi un pays aussi vaste, essayer la Californie et ses camps de travail, faire un premier voyage en train en 41, tenter sa chance, les trente glorieuses ce sera pour plus tard, celles dont on nous assène les images, qu’on nous prĂ©sente comme un idĂ©al, une espèce de paradis perdu de la croissance et du plein emploi, pour l’instant ce sont les annĂ©es amères qui entraĂ®nent les Buchanan jusqu’Ă Pixley, oĂą ils essaieront pendant quatre ans de dĂ©marrer une nouvelle vie, mais ils ne sont pas les seuls Ă venir proposer leurs bras pour cueillir fruits et lĂ©gumes, un demi million comme eux ont migrĂ© vers l’Ouest depuis les annĂ©es 30, la concurrence est rude, et les cousins sont toujours Ă Ozark, en train peut-ĂŞtre de s’en sortir grâce Ă la culture des fraisiers, pourquoi pas y revenir, essayer aussi les fraises, mais connaĂ®tre de nouveau l’Ă©chec, et repartir un an plus tard – les cousins de Leroy sont lĂ pour les adieux, il a six ans, il faut encore une fois tout quitter, s’arracher du connu, un de ses cousins Ă©crit goodbye dans le sable, on a en tĂŞte les images du roman de Steinbeck, pieds nus sur la terre sablonneuse, camion chargĂ© de meubles et de matelas, c’est retour Ă Pixley, en voiture cette fois, par la route 66, celle des crève-la-faim – l’Ă©numĂ©ration lĂ©gère de Chuck Berry n’est pas encore passĂ©e par là–, de ceux qui partent avec quelques objets, se bricolent des caravanes et des cabanes en bois – la librairie du Congrès a gardĂ© trace de ces misĂ©reux, de ces familles recroquevillĂ©es sur elles-mĂŞmes, serrĂ©es comme leur bardas sur le toit d’une Ford, agrippĂ©es Ă quelques planches et au tuyau d’un poĂŞle –, retour Ă Pixley que Leroy Buchanan quittera dix ans plus tard dans un nouvel arrachement, pour aller cette fois Ă la rencontre de soi, de ce qu’on devine avoir Ă faire, appel qu’on entend d’autant mieux qu’on n’a rien Ă perdre, risque qu’on accepte d’autant plus qu’on sait que le travail ne paie pas

Soi et une guitare

Cerner les Ă©tapes qui amènent non pas Ă choisir l’instrument proprement dit, on l’a tentĂ© plus haut, mais Ă y consacrer autant de temps, bientĂ´t tout son temps, Ă placer la guitare au centre de ses jours, prĂ©sents et Ă venir, jusqu’Ă ne pas imaginer faire autre chose que jouer sur scène et ainsi gagner sa vie, jusqu’Ă cette nĂ©cessitĂ© qui ne se devine peut-ĂŞtre pas lors des premières prestations publiques, du moins pour les autres, ceux qui sont spectateurs – ils voient c’est un gamin douĂ© mais timide, il y en a d’autres comme lui qui font leurs premiers pas lors de rĂ©citals donnĂ©s Ă l’Ă©glise puis Ă l’Ă©cole, ils voient un des Ă©lèves de Mrs Presher, le reflet de son enseignement, un gamin qui joue pour la communautĂ©, dans un cadre social dĂ©fini et normĂ©, sans excès, loin des bars Ă prolos oĂą dĂ©filent des pourvoyeurs de standards, ce sera pour plus tard, mĂŞme si dès ses onze ans Leroy dĂ©couvre qu’il peut gagner de l’argent en jouant sur sa petite steel guitar rouge, il est mĂŞme la principale attraction pour le public, et a Ă©tĂ© engagĂ© pour ça par les frères Kirkland, deux gars plus âgĂ©s que lui d’une dizaine d’annĂ©es, et assez malins pour comprendre qu’un gamin prodige pouvait aider Ă remplir une salle, quitte Ă le faire jouer loin de la scène parce qu’un mineur n’a pas sa place dans un bar, alors on l’installe du cĂ´tĂ© restaurant, lĂ oĂą on ne sert pas d’alcool, qu’importe, le public est lĂ , et Leroy assure sa part, quant Ă ce qui traverse le gosse, de jouer devant eux, d’ĂŞtre applaudi, puis de mettre quelques dollars dans sa poche, personne pour le dire, pas mĂŞme l’adulte, Ă la fois trop taiseux et trop portĂ© sur la fiction, mais supposer qu’il Ă©tablit une relation entre le succès obtenu et tout ce temps passĂ© d’abord sur son Harmony-f-hole, puis sur la Martin acoustique avec micro placĂ© Ă l’intĂ©rieur de la caisse, supposer qu’il commence Ă comprendre qu’il tient lĂ un moyen d’Ă©chapper Ă Pixley, de quitter ce trou du cul du monde oĂą il n’y a rien d’autre Ă faire que de jouer des heures sur sa guitare, quitter ce bled oĂą on s’ennuie et et cette famille oĂą on souffre de dĂ©pression, c’est sa petite sĹ“ur Linda qui le dit, de lui et d’elle quand ils Ă©taient gosses, et après aussi, alors jouer, jouer pour s’arracher de cette vie, au lycĂ©e passer des après-midi entiers Ă travailler l’instrument avec un copain, Bobby Jobe, se dĂ©brouiller pour que le prof de musique leur confie un passe qui ouvre la salle de musique, former un groupe, les Dusty valley boys – pas une vallĂ©e de larmes mais c’est tout comme –, mais jouer avec et pour des lycĂ©ens reste trop proche des premières expĂ©riences Ă l’Ă©glise ou Ă l’Ă©cole, il existe d’autres scènes, alors avec Jobe chercher des musiciens plus âgĂ©s, qui puissent emmener le matĂ©riel dans leur voiture et ĂŞtre autorisĂ©s Ă jouer dans des bars, et les trouver – Custer Botoms, un guitariste originaire d’Alabama, qui semble n’avoir enregistrĂ© qu’un 45 tours, Stood up blues face A, Someone to love me face B, qu’on retrouve dans quelques compilations consacrĂ©es au rockabilly, et Lewis Lyles, un violoniste dont le web ne semble pas avoir gardĂ© trace –, former un groupe sans mĂŞme s’encombrer de lui trouver un nom, dĂ©crocher des engagements ici et lĂ dans des honky tonks pour le week-end, jouer de la country et du rock, jusqu’Ă ce que tout s’arrĂŞte un soir Ă Tulare, au Forty Niner, après trois ou quatre semaines de succès : il aura suffi d’un flic et d’un contrĂ´le d’identitĂ© pour dĂ©busquer les deux mineurs, mais l’expĂ©rience du plaisir de la scène, se dire que c’est ça qu’on veut faire, et le verbaliser, confier Ă Jobe du haut de ses seize ans, dans ce contexte du lycĂ©e oĂą les gamins de prolos sont regardĂ©s de haut – et dans la poche les billets gagnĂ©s, douze dollars et cinquante cents par soirĂ©e Ă la fin de l’aventure –, dĂ©clarer Ă la façon d’un Keith Richards : I ain’t goin’ to do no work, man. I got that guitar and that’s all I’m goin’ do.

Élargir son vocabulaire

Approcher le double cheminement, d’abord vers autre chose que la musique qui règne dans son environnement proche, la famille sans doute nostalgique des violons des cousins, lĂ -bas en Arkansas, nostalgie qui explique peut-ĂŞtre ce choix d’une lap steel guitar pour le gamin, devenue partie intĂ©grante de l’instrumentation country depuis le milieu des annĂ©es 40, celle qu’on Ă©coute sur le poste de radio, cette unique fenĂŞtre ouverte sur le monde, donnant accès au Grand Ole Opry de Nashville, et country qui domine la scène de la rĂ©gion oĂą il habite Bakersfield, surnommĂ©e la Nashville de l’Ouest dans les annĂ©es 50, vers autre chose que la musique telle que proposĂ©e par Mrs Presher, qui aimait Verdi et Bach, et pour qui l’apprentissage Ă©tait d’abord thĂ©orique et technique, cheminement dans un premier temps vers le rythm and blues que diffuse la radio, une musique de chanteurs blancs capable de happer l’adolescent – il a quinze ans quand Bill Haley sort Shake, rattle and roll, et Presley son premier 45 tours appelĂ© Ă connaĂ®tre le succès, That’s all right sur la face A, inventant le son du rockabilly, et un morceau de bluegrass sur la face B, parce que l’AmĂ©rique est encore dans ce tiraillement, tiraillement qui n’a pas fini de l’habiter, entre l’hĂ©ritage d’un folklore europĂ©en et une musique mĂ©tissĂ©e, hĂ©ritière non seulement des quelques influences africaines ayant rĂ©sistĂ© Ă l’acculturation de le dĂ©portation et de l’esclavage, mais aussi des hymnes des Ă©glises protestantes et du folk importĂ© d’Europe, tiraillement insĂ©parable de la violence raciste exercĂ©e envers les Noirs et d’un puritanisme mortifère –, chacun connaĂ®t l’anecdote de ces auditeurs tĂ©lĂ©phonant Ă la radio qui diffusait Presley pour la première fois, tous convaincus qu’il Ă©tait noir, et toutes ces niaiseries sur son dĂ©hanchement, nausĂ©abondes de par leur implicite –, Buchanan se nourrit des solos de Scotty Moore, le guitariste de Presley, les apprend par cĹ“ur, capable qu’il est de mĂ©moriser très vite paroles et mĂ©lodies, sans avoir encore approchĂ© le blues, qu’il dĂ©couvre par l’intermĂ©diaire de son frère, J.D., qui l’emmène voir jouer un de ses amis, sans doute rencontrĂ© pendant son passage Ă l’armĂ©e, un certain Earl, dont on ne sait rien, signe des temps, sinon qu’il Ă©tait noir et guitariste, premier contact avec une musique qui plus tard sera un Ă©lĂ©ment-clĂ© de son rĂ©pertoire, qu’il continue de dĂ©couvrir en Ă©coutant les disques de B.B. King et de Bobby Blue Bland prĂ©sents dans les juke box, en mĂŞme temps qu’il dĂ©couvre le jazz avec un morceau de Barney Kessel, To swing or not to swing – et c’est un univers d’accords nouveaux qui s’offre Ă lui –, et qu’il travaille le fingerpicking de Roy Nichols, Ă la croisĂ©e du jazz et du blues – parce que l’adolescent a faim de musique, et qu’il sait dĂ©jĂ que lĂ se tiendra sa vie, capable de proposer Ă son copain Jobe – ils n’ont que 15 ans – de filer Ă Vegas et devenir guitaristes

Garder traces

Visionner sur e-bay le magnĂ©tophone Ă bandes achetĂ© par son beau-frère, un Voice of Music Model 710, un appareil Ă lampes et aussi portatif qu’il pouvait l’ĂŞtre Ă l’Ă©poque, parallĂ©lĂ©pipède – une notice dit 406 x 254 x 368 mm – avec sa poignĂ©e sur le haut l’engin s’apparente Ă une valise en cuir, mais de plus de 14 kilos, si ce n’est la prĂ©sence sur l’un des cĂ´tĂ©s d’une enceinte composĂ©e de deux hauts-parleurs – woofer pour les basses, tweeter pour les aiguĂ« s – protĂ©gĂ©s par un canevas, regarder de ce magnĂ©tophone sur lequel Buchanan branchait un micro pour la voix et celui installĂ© sur sa Martin acoustique, enregistrait les morceaux qui passaient Ă la radio et qu’il avait mĂ©morisĂ©s, plus quelques plans qu’il essayait, des enchaĂ®nements d’accords de jazz, c’Ă©tait encore un temps d’apprentissage, il n’a que 17 ou 18 ans, dĂ©clame les paroles des chansons plus qu’il ne les chante, c’est du moins ce que dit son beau-frère, portrait d’adolescent timide, jamais tu n’auras accès Ă ce qui fut alors enregistrĂ©, savoir seulement qu’il ne reste qu’une bande, avec une vingtaine de morceaux, rapprocher ces enregistrements des cassettes qu’il entassera plus tard dans son sous-sol, travaux prĂ©paratoires, bouts d’idĂ©es fixĂ©es, se dire que cette part-lĂ de son travail te demeurera inconnue, de la mĂŞme façon que tu n’auras pas accès Ă ce qu’il jouait dans les clubs – le public n’y est pas de ceux qui bricolent du bootleg, peu importe qui joue, tant que la musique est bonne et la bière fraĂ®che –, mĂŞme si la musique jouĂ©e dans ces clubs constitue la meilleure part disait Dale Hawkins, dans la stimulation que provoquent le public, la prise de risque de l’improvisation, comme tu n’auras pas accès Ă ce qu’il jouait le soir après les concerts dans une chambre d’hĂ´tel, entourĂ©s de musiciens, tous affirmant que c’Ă©tait lĂ que Buchanan Ă©tait le meilleur, ouvrait des voies nouvelles, dĂ©frichait de l’inouĂŻ, comme tu n’auras pas accès Ă ce petit disque rouge enregistrĂ© pour sa mère dans un magasin de musique, en compagnie de son frère J.D., se dire qu’il existe lĂ une Ĺ“uvre fantĂ´me, songer au paradoxe d’une crĂ©ation sans trace accessible, et en quoi ça nous dĂ©range, s’interroger sur ce qui nous pousse Ă dĂ©sirer la connaĂ®tre, se demander pourquoi nous considĂ©rerons que ça nous Ă©tait destinĂ©, sinon parce que nous sommes encore dans l’attente d’une rĂ©vĂ©lation, peut-ĂŞtre aussi trop paresseux que nous sommes de mener le travail nous-mĂŞmes, ou parce qu’en consumĂ©ristes extĂ©nuĂ©s nous ne trouvons plus le frisson que dans le rare, Ă moins que ce ne soit goĂ »t de la lĂ©gende, mais d’abord se demander oĂą se construit une Ĺ“uvre, si pour un musicien comme Buchanan c’est dans la logique industrielle d’une maison de disques, ou bien dans le travail solitaire, qui peut sembler inachevĂ©, inabouti, parce qu’en dehors des formats imposĂ©s par le commerce, et Ă quoi ressemblerait aujourd’hui la carrière de Buchanan – peut-ĂŞtre des formes brèves postĂ©es sur le web, des enregistrements live pour reflĂ©ter invention et lyrisme, et sans doute dans une dĂ©marche d’auto-production, comme tentĂ© en 1972 – de ça aussi il faudra reparler, parce que c’est au cĹ“ur de ce qu’on interroge par le biais de ce travail

Entrer dans le métier (essayer de)

Cerner le moment oĂą s’opère la bascule, pas tant vers le devenir artiste que vers la carrière professionnelle – artiste on l’est dĂ©jĂ quand on passe ses journĂ©es Ă pratiquer son instrument, quand, le plus souvent mutique quant Ă l’intime, avoir confiĂ© Ă son beau-frère, Phil Clemmons, la faim d’apprendre Ă jouer toutes les musiques du monde, et le rĂŞve, naĂŻf et fou, de devenir le plus grand guitariste du monde, et c’est celui Ă qui il avait osĂ© – ou fini par dire – parce qu’on ne peut pas porter ça seul, qu’on a besoin de vĂ©rifier que quelqu’un puisse y croire –, c’est celui Ă qui il avait dit son dĂ©sir enfoui qui le mettra sur la voie, dĂ©crochera une audition, amènera l’adolescent devant un certain Doye O’Dell, un Texan âgĂ© d’une quarantaine d’annĂ©es, qui a eu des seconds rĂ´les au cinĂ©ma, notamment dans des westerns oĂą jouait Donald Reagan, et enregistrĂ© sept albums de country, ce gars-lĂ anime un show tĂ©lĂ©visĂ©, un des premiers, le Western Varieties, ce sera vers lui que Buchanan fera son premier pas, mais sans oser se prĂ©senter devant lui avec son instrument, et quand il sera question de montrer ce qu’il sait tirer d’une guitare, le Texan lui dira qu’il n’a qu’Ă jouer sur la sienne, parce que son temps est prĂ©cieux – le tout sans doute Ă peine articulĂ©, d’un cĂ´tĂ© le Texan mâche syllabes, de l’autre le timide Ă l’accent traĂ®nard de l’Arkansas –, devant lui que Buchanan fera son premier faux pas, commençant par raccorder la guitare de Doye O’Dell, on peut l’imaginer plaquant un accord, tĂŞte orientĂ©e sur sa droite, Ă l’Ă©coute, yeux peut-ĂŞtre mi-clos, mais pas nĂ©cessairement, parce qu’une oreille absolue, mais seize ans et en face un gars la quarantaine, ancien animateur de radio, acteur, chanteur et guitariste, et qu’importe qu’il se soit illustrĂ© dans des morceaux sans originalitĂ©, surfant sur le nouveau marchĂ© qui s’offrait, celui des routiers, avec des morceaux comme Diesel smoke and dangerous curves, ou ait imitĂ© le style de Django Reinhardt, sans le citer, dans l’instrumental Oklahoma Hills, Buchanan n’aura pas le temps de jouer, lui et son beau-frère sur le champ mis Ă la porte, ce serait ailleurs que s’opĂ©rerait la bascule, cette fois par l’intermĂ©diaire de son frère aĂ®nĂ© ou d’un ami de celui-ci, qui le prĂ©sentera Ă Bill Orwig, un agent Ă la rĂ©putation Ă©pouvantable, affairiste qui bĂ©nĂ©ficiait Ă Los Angeles d’une affichette dans le local du syndicat des musiciens : Do not play with this man, mais pour qui veut jouer, pour qui ignore tout des rouages du mĂ©tier, pour qui est pĂ©tri du dĂ©sir de jouer, pour qui n’imagine pas faire autre chose de sa vie, ĂŞtre hĂ©bergĂ© par un type qui vous annonce qu’il est en train de monter un groupe qu’il veut ensuite faire tourner, pouvoir quitter l’appartement de sa sĹ“ur, dans un sac ses fringues de rechange et Ă la main ses deux guitares, la Gibson Ă©lectrique et la Martin acoustique, d’un coup d’un seul basculer dans la vie adulte et devenir guitariste professionnel, puisque Orwig tient sa parole, recrute d’autres musiciens – quant Ă leur carrière future, on en reparlera plus tard –, Spencer Dryden Ă la batterie, 18 ans et dĂ©jĂ derrière lui plusieurs annĂ©es d’expĂ©rience en rock et en jazz, Lyle Ritz Ă la basse, Tommy Oliver au piano, Jim Gordon au saxo, Franck Isari au trombone, six jeunes gars regroupĂ©s sous le nom The Heartbeats, un groupe sans chanteur au dĂ©part, il s’agira donc d’accompagner un groupe noir de doo-wop, The Pharaos, dans lequel Ă©volue Richard Berry, celui qui composera un titre phare dont il vendra les droits pour deux cents dollars, Louie Louie – c’est pas ce qui manque les histoires de ratage de carrière et d’arnaque dans le monde de la musique –, mais c’est dĂ©jĂ monter sur des scènes d’importance, comme le Shrine Auditorium Ă Los Angeles, un bâtiment Ă l’architecture mauresque, 1 200 places debout et plus de 6 000 assises, trois morceaux Ă assurer dans un spectacle de R’n’B, avec entre autres sur scène Gene Vincent et les Platters, Ă seize dix-sept ans on peut y croire, mĂŞme si bientĂ´t The Heartbeats accompagnent un chanteur, Little Julian Herrera, leur boulot est simple, huit morceaux structurĂ©s sur une grille de blues, accord de dominante, de quarte et de quinte, et on se dit qu’Orwig Ă dĂ©faut d’ĂŞtre honnĂŞte avait du flair, parce que Little Julian Ă ce moment-lĂ avait encore de l’avenir, mĂŞme s’il ne sera plus bientĂ´t qu’un nom derrière lequel traĂ®ne un tas d’histoires, s’ouvre une sorte de puits de fiction, c’est une figure lĂ©gendaire qui vient Ă nous, puisque censĂ© avoir Ă©tĂ© le premier chicano Ă s’ĂŞtre affirmĂ© dans l’histoire du rock, avant Richie Valens et sa Bamba, se prĂ©sentant comme un fugueur qui aurait traversĂ© les États-Unis en auto-stop Ă 13 ans , juif hongrois du Massachusetts recueilli par une famille mexicaine de Los Angeles, dont le vĂ©ritable nom serait Ron Gregory, capable de chanter et danser Ă rendre jaloux Elvis, produit très peu de temps après les Heartbeats par Johny Otis, puis, un ou deux ans plus tard, en 1957, artiste Ă succès auprès du public latino, avec I remember Linda, accompagnĂ© par un groupe, The Tigers, un slow avec plein de chĹ“urs façon doo wop, mais la formation montĂ©e par Bill Orwig n’existe plus alors, Buchanan n’aura pas fait partie de l’aventure, mais pas sĂ »r que ça aurait changĂ© grand chose, Little Julian disparaissant du circuit Ă 19 ans, condamnĂ© pour viol sur mineure avec deux autres – sa trace se perd en 1963, après sa sortie de prison, dans un club de Tijuana oĂą il avait organisĂ© une sĂ©rie de concerts, basculant dès lors dans la fiction, supposĂ© assassinĂ© dans un parc de Los Angeles, ou travaillant dans une station-service de National City, près de San Diego, cachĂ© quelque part parce que souffrant d’excès de dope – seule certitude : l’industrie musicale est mangeuse d’hommes

Du rĂŞve Ă l’abrupt

DĂ©celer dans ses fondements la fragilitĂ© de l’Ă©difice, et l’abrupt du chemin oĂą on s’engage, quand il ne s’agit plus de bricoler sur le magnĂ©tophone offert par son beau-frère, mais d’entrer dans un studio – ça se passe Ă Hollywood, Vine street, dans une grosse maison de disques, Capitol, rĂ©cemment rachetĂ©e par les Anglais d’EMI, Sinatra au catalogue, Dean Martin ou Gene Vincent – Buchanan enregistre aux cĂ´tĂ©s d’Alis Leslie, qui connaĂ®tra le succès peu de temps après – Alys Lesley, qui imite Janis Martin, celle qu’on a surnommĂ©e l’Elvis Presley au fĂ©minin, avec accord du King lui-mĂŞme –, Alis Lesley ou le reflet d’un reflet, qui ne sait pas encore qu’elle aura droit Ă un an de gloire nationale, avec en prime tournĂ©e en Australie en compagnie de Little Richard, Eddie Cochran et Gene Vincent, plus le rocker local, un certain Johny O’Keefe, tournĂ©e abrĂ©gĂ©e par le soudain retour Ă la foi de celui qui chantait qu’il Ă©tait allĂ© Ă l’est comme Ă l’ouest, mais que vraiment la petite Suzie c’Ă©tait la meilleure : Richard a vu des signes traverser le ciel – sans doute le lancement du premier Spoutnik – et revient vers Dieu et le gospel, premier coup portĂ© Ă la carrière de Lesley l’androgyne, cheveux gominĂ©s et mĂŞme imitation de favoris, qui bientĂ´t n’aura plus que la tĂ©lĂ© locale et les boĂ®tes des environs pour jouer guitare en bandoulière, Ă qui ne restera plus que tout un tas de photos pour tĂ©moigner d’un passĂ© rĂ©volu, des photos oĂą elle figure aux cĂ´tĂ©s d’Elvis et d’autres, et un 45 tours – face A He will come back to me, face B Heartbreak Harry – Buchanan joue sur la première face, place son solo, c’est une Ă©tape de plus dans le mĂ©tier, une expĂ©rience qu’il pourra faire valoir comme on dirait aujourd’hui, tout comme son apparition dans Rock, pretty baby, un de ces films pour adolescents avec du rock, musique Ă©crite par Henry Mancini, le gars de La Panthère rose – les Heartbeats, qui ont un nouveau frontman, Chuck Hix, 16 ans, chanteur et guitariste, y apparaissent pendant quelques minutes, accoutrĂ©s de costumes Ă rayures, puis entament une tournĂ©e dans le Midwest pour promouvoir le film pendant l’Ă©tĂ© 57, en bus, avant d’ĂŞtre abandonnĂ©s Ă Oklahoma City par Orwig, le manager vĂ©reux : les Heartbeats auront durĂ© 6 mois, Buchanan, qui dĂ©sormais se fait appeler Roy, trouve refuge chez sa tante Willie, Ă plus 370 kilomètres de lĂ , et en Ă©change de l’hĂ©bergement cueille le coton avec ses cousins, drĂ´le de claque pour celui dont la famille a tentĂ© sa chance en Californie, pour celui qui a voulu croire que la musique lui permettrait de vivre, qu’il serait possible de ne rien faire d’autre dans sa vie – il travaille aux champs, persuadĂ© qu’une seule chose lui permettrait de s’en sortir : Ă©crire une chanson – un rĂŞve qui reviendra souvent

d’Ozark Ă Tulsa – ou entrer dans le mĂ©tier

Ă©crire le roman de ces quelques semaines de l’automne 57, oĂą Roy quitte la ferme de sa tante Ă Ozark et rejoint Tulsa, Oklahoma, Ă peine deux cents kilomètres, pour jouer dans le groupe qui accompagne les invitĂ©s d’une Ă©mission tĂ©lĂ©visĂ©e, Oklahoma Bandstand – il dira avoir fait le trajet en accompagnant des chanteurs de rock, avoir Ă©tĂ© recueilli dans la gare routière de Tulsa par une mère cĂ©libataire accompagnĂ©e de sa fille, et que c’est elle qui lui a permis de dĂ©crocher son embauche comme guitariste – dans une interview il dira ĂŞtre allĂ© jouer dans l’Ă©mission comme membre des Heartbeats  : difficile de passer des champs de la tante Willie Ă un plateau tĂ©lĂ© sans le sas de la fiction, le destin est si fragile, et la rencontre Ă venir si dĂ©cisive, Dale Hawkins, venu sans groupe pour l’accompagner lors de son passage dans l’Ă©mission, le compositeur de Susie Q – quand on lance une recherche sur Google Ă propos de sa chanson, ce n’est pas Hawkins qui apparaĂ®t en premier, mais d’abord Creedence Clearwater Revival, puis les Rolling Stones : on disparaĂ®t vite derrière un standard –, Susie Q, un des premiers morceaux oĂą la guitare solo aura Ă©tĂ© plus en avant que le piano ou le saxophone, un riff entĂŞtant Ă la manière d’Howling Wolf, Ă©norme succès dĂ©passant les barrières raciales de l’AmĂ©rique sĂ©grĂ©gationniste, et enregistrĂ© par des Blancs sur un label noir, Chess Records – Howling Wolf aurait pu ĂŞtre l’auteur de ce riff entĂŞtant : John Fogerty, chanteur guitariste de Creedence l’a compris, qui, enregistrant Susie Q, emprunte un riff du Smokestack lighting dans l’un de ses solos –, rencontre dĂ©cisive avec Dale Hawkins dont il rejoint le groupe – ce n’est pas Buchanan qui tient la guitare sur l’enregistrement de Susie Q, autre fiction qui court sur le bonhomme, mais James Burton qui, on en reparlera, ne touchera pas un centime pour sa trouvaille, l’armature d’un des morceaux qui ont façonnĂ© l’esthĂ©tique rock... –, c’est seulement en juin 1958 que Buchanan enregistrera pour la première fois avec Hawkins, certes dans le studio de la radio KWKH de Bossier City, Louisiane, oĂą avait Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e la dĂ©mo de Susie Q, mais cette fois il s’agit de morceaux au destin moins prestigieux, malgrĂ© la prĂ©sence de D.J. Fontana, le batteur d’Elvis Presley, d’abord un blues instrumental, Cross-ties, devenu la face B d’un 45 tours, La-Do-Dada, enregistrĂ© sans Buchanan, et qui atteindra la trente-deuxième place du top 40 cette annĂ©e-lĂ , puis Superman, un rock dominĂ© par le piano sans vĂ©ritable originalitĂ© – ensuite ce sera Chicago, chez les frères Chess, pour enregistrer My Babe, morceau de gospel Ă l’origine – This train – repris avec succès en 1955 par Little Walter, harmoniciste sur les premiers enregistrements de Muddy Waters chez Chess, qui plaque des couplets profanes sur le morceau, Little Walter qu’Hawkins et ses musiciens vont rencontrer, tout comme Muddy Waters, Willie Dixon ou Howling Wolf : par l’entremise des frères Chess, ils rencontrent le meilleur de la scène blues du Southside, avant qu’il ne soit question d’un revival blues, avant que le genre ne connaisse l’intĂ©rĂŞt qu’on sait, d’abord en Angleterre puis en Europe, avant de sortir de la confidentialitĂ© des race records aux U.S.A. – dĂ©couverte d’une musique Ă sa source, oĂą Buchanan puisera une partie de son jeu, tant d’un point de vue technique que dans la recherche d’une expressivitĂ©

music business

Imaginer Dale Hawkins annoncer que c’est fini – il commence par quoi ? offrir une bière ? rappeler que ses titres sont sortis des charts ? – trois ans maintenant qu’ils tournent ensemble, on est en 59, et plus d’un an de tournĂ©e en continu au moment oĂą il n’a plus les moyens de payer les frais que reprĂ©sentent des musiciens sur la route, pourtant rien de luxueux, des gars qui partent avec leur instrument et un change de fringues, entassĂ©s dans un break, une remorque accrochĂ©e derrière – il finit par le dire, dĂ©sormais il prendra des groupes locaux pour le seconder, laissant Buchanan sur le carreau, alors pour gagner sa croĂ »te enregistrer Ă Shreveport, Louisiane, dans les studios KWKH, la radio qui diffusait The Louisiana Hayride, programme concurrent du Grand Ole Opry, mais moins traditionaliste puisque la guitare Ă©lectrique n’en Ă©tait pas bannie – jouer sur des disques de rockabilly, notamment derrière Jerry Hawkins, le frère de Dale avec qui il avait souvent travaillĂ© en club, Al Jones, Merle Kilgore ou Bobby Jay, mais dans des conditions guère avantageuses : il sera payĂ© pour l’enregistrement, sans espoir de royalties sur les ventes, c’est pas grand chose un sideman – Presley deux ans plus tĂ´t s’Ă©tait dĂ©barrassĂ© de son bassiste et de son guitariste qui menaçaient de le quitter s’ils ne touchaient pas un pourcentage sur les ventes et les concerts ; James Burton, Ă qui on doit le riff de Susie Q, n’a pas touchĂ© un centime avant 1985, quand MCA a rachetĂ© le catalogue Chess : les droits avaient Ă©tĂ© partagĂ©s entre Dale Hawkins – le chanteur est souvent celui qui s’en sort le mieux –, la femme d’un disc-jockey, en Ă©change d’un soutien par des passages frĂ©quents en radio, et le propriĂ©taire d’un magasin de disques –, autre enregistrement, cette fois Ă Washington, dans les studios Rodell, avec un groupe de chanteurs, The Perry Mates : Buchanan cette fois pose ses conditions, il ne participera Ă la session qu’Ă condition de pouvoir, en plus de son salaire, enregistrer un morceau pour lui, espĂ©rant sans doute ainsi sortir de l’obscuritĂ© – il a choisi une valeur sĂ »re, apprĂ©ciĂ©e du public, et sur lequel il peut mettre en valeur son jeu de guitare, After hours, un blues lent considĂ©rĂ© alors comme l’hymne national de la communautĂ© noire, popularisĂ© en 1940 par l’orchestre d’Erskine Hawkins et repris en 1956 par Jimmy Nolen, un morceau sur lequel jouer avec le volume de sa Telecaster jusqu’Ă approcher les nuances d’une voix humaine – Buchanan aurait d’abord remis la bande Ă un DJ de Philadelphie, Harvey Moore, susceptible de l’aider Ă dĂ©crocher un contrat chez une filiale de Swan Records, puis contactĂ© Leiber et Stoller Ă New York, mais le blues ne vendait pas suffisamment Ă l’Ă©poque, c’Ă©tait du cĂ´tĂ© du rock et du rythm and blues qu’il fallait s’orienter, leçon comprise en 1962 : il est en studio avec celui qui sera plus tard le batteur de Dylan, Bobby Gregg, improvise autour d’un riff qui deviendra The Jam, chez Swan Records, bientĂ´t propulsĂ© Ă la quatorzième place du classement Billboard R&B, et Ă la vingt-neuvième du Billboard Hot 100 – le guitariste a rencontrĂ© celui dont il avait besoin pour percer : il a auparavant enregistrĂ© avec Gregg Potato peeler, premier morceau oĂą Buchanan livre sa grande innovation technique, une harmonique pincĂ©e, façon d’approcher les notes hautes d’un saxophone –, tout irait pour le mieux si le batteur et producteur n’avait pas dĂ©posĂ© le titre sous son nom : de lĂ une mĂ©fiance absolue envers frontmen, producteurs et maisons de disques, une amertume tenace : invitĂ© par Gregg Ă jouer The Jam lors d’un concert – il est alors le seul Ă pouvoir le jouer correctement –, il accepte, mais ne vient pas

Las Vegas

s’asseoir sur une marche et attendre, tout le monde n’en est peut-ĂŞtre pas capable, mais quand pas mĂŞme les moyens de laver ses fringues, se faire couper les cheveux ou manger correctement, s’asseoir sur une marche en face d’un hĂ´tel et attendre que sorte Bob Luman, un chanteur de rockabbilly – il a montĂ© un groupe pour accompagner les artistes invitĂ©s du Louisiana Hayride, avec notamment James Burton, le crĂ©ateur du riff de Susie Q – le monde n’est pas aussi grand qu’il en a l’air –, l’attendre en compagnie de Joe Osborne, un autre guitariste, comme Buchanan il a accompagnĂ© Jerry Hawkins dans des clubs, pendant que son cousin Dale tournait en embauchant des musiciens locaux pour chaque date – c’est Jerry qui avait proposĂ© Ă Buchanan et Osborne de venir avec lui Ă Los Angeles, tout fier de son contrat d’enregistrement, et qui les avait abandonnĂ©s sans un mot, parce que ses plans n’Ă©taient que miroir aux alouettes –, plus rien Ă perdre, alors s’asseoir et attendre Bob Luman, et lui proposer de travailler avec lui – ils savent qu’il a besoin d’un groupe pour jouer Ă Vegas, au Showboat Hotel, il suffit de rĂ©pĂ©ter pour voir si ça colle, et se rĂ©partir les rĂ´les : Osborne abandonne la guitare au profit de la basse – un des premiers Ă en jouer avec mĂ©diator –, Buchanan imite le style de Scotty Moore, le guitariste de Presley –, ils joueront ensemble pendant un an Ă Vegas, tourneront, enregistreront quelques titres, partiront ensemble pour une tournĂ©e de quatre semaines en Asie – ils passent par le Japon, TaĂŻwan et Formose –, avant que Luman ne laisse tomber ses musiciens : Buchanan, de retour de tournĂ©e, va chez son frère J.D., Ă Hollywood, qui l’accompagne pour rendre visite Ă ses parents – la première depuis presque trois ans –, Buchanan chez ses parents attend en vain que Luman le recontacte comme promis – alors dĂ©crocher un tĂ©lĂ©phone – il loge chez un vieux copain de Pixley, Bobby Jobe –, appeler le Showboat Ă Vegas pour savoir s’il n’y aurait pas du boulot – on lui propose d’accompagner des chanteurs de hillbilly, avec Joe Osborne Ă la basse –, alors rĂ©cupĂ©rer ses affaires laissĂ©es chez ses parents – sa mère a pris soin de repasser ses tenues de scène

destins

chercher ce que sont devenus les musiciens des Heartbeats, compagnons des dĂ©buts, – Spencer Dryden, batteur de Jefferson Airplane, puis des New riders of the purple sage, Lyle Ritz bassiste de studio Ă Los Angeles, sous la houlette de Phil Spector – plus de cinq mille sessions Ă son actif, membre du Wrecking Crew, collectif de musiciens de studio, comme Joe Osborne –, Tommy Oliver pianiste dans une Ă©mission de tĂ©lĂ©vision, Name that tune –, constater le chemin parcouru par chacun, gagnant correctement sa vie grâce Ă son instrument, pendant que Buchanan demeurait loin de la reconnaissance du public, de la rĂ©ussite artistique accomplie, ou mĂŞme de la sĂ©curitĂ© alimentaire – mĂŞme constat amer avec les membres des Hawks, le groupe de Ronnie Hawkins, le cousin de Dale, qui eux aussi croisent sa trajectoire : devenus The Band, ils accompagneront Dylan pour son premier concert Ă©lectrique – Robbie Robertson Ă la guitare, qui Ă ses dĂ©buts a bĂ©nĂ©ficiĂ© des conseils de Buchanan pour Ă©quilibrer son jeu, apprendre Ă soutenir un chanteur –, se demander quelle est la rĂ©action de Buchanan, quand il dĂ©couvre le premier album du Band, accueilli très favorablement par la public – il a trente ans, n’arrive pas Ă joindre les deux bouts avec dĂ©jĂ quatre enfants Ă Ă©lever et un cinquième qui s’annonce : la solution ? entrer dans une Ă©cole de coiffure pour bĂ©nĂ©ficier des aides sociales – chaque semaine ĂŞtre certain de toucher 45 dollars de salaire et 25 d’allocation, renoncer au moment oĂą se tient Woodstock

Telecaster

raconter quoi quand on sait si peu, parce que c’est rarement aux outils qu’on s’intĂ©resse, commencer par le commencement, quand Buchanan accompagne Luman, et passe de la Gibson des dĂ©buts Ă une Telecaster, mais tout ça tient Ă si peu : il a commencĂ© par jouer de la basse derrière Luman, et Osborne Ă©tait Ă la guitare, avant qu’ils n’Ă©changent les rĂ´les – quant au choix du modèle, s’en tenir aux hypothèses, se souvenir du gamin Ă©coutant la radio dans sa chambre, baignĂ© par la country façon Bakersfield, oĂą la Telecaster jouait un rĂ´le primordial, rappeler que l’instrument est de qualitĂ© et pas cher, et, tenu par le manche, pratique pour se dĂ©fendre – Buchanan l’utilisera un soir, dans un club de Toronto, pour se dĂ©fendre d’un mari jaloux –, reprendre cette scène sans doute due au goĂ »t du guitariste pour la fiction : alors qu’il a renoncĂ© au mĂ©tier de musicien, en train de couper des cheveux, il aperçoit dans la rue un type avec une guitare, sait aussitĂ´t que c’est la sienne, une Telecaster 53, numĂ©ro de sĂ©rie 2324, sort du salon de coiffure et demande au gars quelle serait la guitare de ses rĂŞves pour faire Ă©change –, Buchanan jouait sans doute sur une Les Paul Ă l’Ă©poque, mais l’important est qu’il revienne Ă la musique, et c’est en changeant d’instrument, parce que jouer n’est pas demeurer en terrain connu, balisĂ©, mais s’arracher de ce qu’on sait faire – Ă©crire aussi –, chercher, essayer, alors monter des cordes de banjo sur une Telecaster pour ĂŞtre plus Ă l’aise quand effectuer des tirĂ©s de corde, tenter d’imiter par les harmoniques les notes aiguĂ« s du saxophone, jouer du rock avec des accords modernes de jazz, ou, en 1978 jouer sur une Stratocaster parce qu’obtenir le mĂŞme son est plus difficile, qu’il faut de nouveau chercher, travailler un nouveau manche, de nouveaux micros, se remettre en jeu – essayer de nouvelles guitares mais avoir conservĂ© celle de l’enfance, de l’entrĂ©e en musique, la Rickenbacker steel guitar rouge, perdue lors d’un dĂ©mĂ©nagement en catastrophe

jouer en club

quitter la loge minuscule, y avoir bu quelques bières, marcher vers le grondement de ceux entassĂ©s dans la salle pas bien grande, ils sont lĂ debout, entre comptoir et scène Ă©troite, rednecks au coude Ă coude, des gars simples, venus boire, draguer si l’occasion, danser pour ceux qui viennent en couple, les entendre crier aux premières notes, un morceau qu’ils connaissent, gros rock qui tache on dit ici, les radios lĂ -bas disent classic rock, que ça cogne, que ça envoie, quelque chose de brut, et dont on connaĂ®t le code, s’y plier de bon grĂ©, et ça va jusqu’au nom du groupe sur l’affiche : The Devil’s sons, The Outsiders, ici qu’importe le jeu de guitare, complexe et innovant, ils sont venus pour faire la fĂŞte, seuls quelques-uns Ă l’avant-scène, c’est Ă cause d’eux que Buchanan joue ses solos dos au public, les guitaristes du coin, venus Ă©couter celui qu’on dit un des meilleurs, qui tire des sons de son instrument sans qu’on comprenne comment, alors ils guettent, observent,yeux rivĂ©s aux mains de qui est une lĂ©gende parmi les musiciens mais joue six soirs par semaine, cinq sets de 45 minutes, soit près de quatre heures, qui très tĂ´t tient Ă coups d’amphĂ©tamines et de bière, les pilules parce qu’Ă la fatigue de la scène s’ajoute celle de la route, et c’est en voiture, l’alcool parce qu’il faut se dĂ©tendre avant de jouer et redescendre ensuite, et on se dit regardant des vidĂ©os de concert que ça devait pas ĂŞtre simple pour ce gars Ă l’air timide qui ne chante que deux titres par soir, grommelle devant le micro plus qu’il ne chante, un membre du groupe est chargĂ© d’assurer la voix, et qui, paradoxal, semble rechercher sur scène une prise de risque maximale, il ne rĂ©pète presque pas, ajoute sans prĂ©venir de nouveaux morceaux au rĂ©pertoire – l’extrĂŞme concentration que ça demande Ă ceux qui l’accompagnent, mais la beautĂ© d’ensemble avancer ainsi, la force qui s’en dĂ©gage –, ils sont quelques-uns Ă l’avoir compris : Les Paul, grand sorcier de la guitare Ă©lectrique et inventeur du magnĂ©tophone multipiste, vient dans un club du New Jersey Ă©couter ce gars qui n’a mĂŞme pas une guitare de secours, et change une corde sur scène quand nĂ©cessaire – Les Paul a amenĂ© son fils avec lui et de quoi enregistrer –, Seymour Duncan, spĂ©cialiste des micros guitare, dira avoir vu Buchanan jouer Ă deux heures du matin devant Ă peine dix personnes, ce gars apprĂ©ciĂ© des connaisseurs qui chaque soir dissimule son 45 millimètres Ă l’arrière de l’ampli, en cas de besoin

ne plus

approcher ce qui semble ĂŞtre un renoncement, un creux temporaire, quand quitter le mĂ©tier de musicien, gagner sa vie autrement, non pas renoncer Ă la musique, mais en faire une part autre de sa vie, de soi ? ce n’est pas sĂ »r, mais admettre qu’elle n’occupe plus la première place dans l’ordre des jours, qu’elle subisse relĂ©gation au temps sauvegardĂ©, volĂ©, s’inscrive dans une discontinuitĂ©, se fragilise – ces lignes je les Ă©cris pendant les deux matinĂ©es qui me restent libres dans la semaine, ou me laissent libre, ou m’en donnent l’illusion : un pas de cĂ´tĂ© –, comme un abandon de ce qui jusqu’alors a donnĂ© sens aux jours, et couleur, on avait pourtant inscrit en soi comme Ă©vidence que c’Ă©tait ça qu’on ferait de sa vie, et rien d’autre, il vient quoi en tĂŞte le matin, quand devant le tas de prospectus qui vantent une encyclopĂ©die, on pense Ă quoi devant les portes d’entrĂ©e des pavillons, au moment d’y frapper, pousser le bouton de la sonnette, aux gosses, aux factures, ou envahi d’un sentiment d’Ă©chec, ou accrochĂ© par un plan, une mĂ©lodie qu’on ne pourra jouer que le soir, qu’on aurait pu dĂ©velopper guitare en mains, qu’on aurait pu enregistrer par peur de l’oubli, ou bien taraudĂ© du ridicule, amer s’en vouloir de faire encore semblant d’y croire, s’y raccrocher, quand, comme un signal, ce premier Ă©lève qui se tient devant vous, on a rejoint l’arrière-boutique d’un magasin de musique, il y a une affichette sur la vitrine, ou derrière le comptoir, avec dessus ce nom qui est le vĂ´tre, on fait comment devant ce gamin embarrassĂ© d’un instrument d’occasion qu’il est parvenu Ă s’offrir, la guitare est devenue Ă la mode depuis la british invasion, il a peut-ĂŞtre travaillĂ© pour se la payer, il appris quelques accords avec un cousin, un copain, imitĂ© quelques bouts de solos en Ă©coutant la radio, en rejouant des disques, c’est en lui le rĂŞve maintenant, c’est Ă lui d’actionner les possibles, on se dit quoi, paire de ciseaux dans une main, un peigne dans l’autre, il y a eu le bureau d’aide sociale quelques semaines auparavant, des papiers qu’il a fallu remplir, une signature, on les regarde comment ses mains, quand prendre son premier cours de coiffure, puis travailler dans un salon de Clinton, Maryland – alors effacer d’un trait de fiction ces quelques semaines, ces quelques mois, raconter qu’il suffit de poser ses outils, quitter le salon et traverser la rue, il n’en faut pas plus pour renouer, quelques mots, une scène comme au cinĂ©ma, se diriger vers un inconnu qu’on aperçoit Ă travers la vitrine, une guitare Ă la main, sortir et lui proposer de l’Ă©changer, comme s’il Ă©tait impossible de ne pas, de ne plus

ne plus (bis)

s’interroger sur les traces que ces creux laissent en soi, d’amertume ou de fragilitĂ©, de doute ou de colère, ces ombres qui empiètent, quand depuis toujours ce dĂ©sir de jouer, et que ce soit ça la vie, et rien d’autre, jouer, et qu’ainsi gagner sa croĂ »te, sans que jamais ça ne devienne un travail comme ceux rĂ©servĂ©s aux gens de peu, que ça demeure plaisir et don, ce qui en soi se lĂ©zarde, quand c’est de l’aliĂ©nation subie des parents qu’on a voulu s’Ă©loigner, et qu’on y va Ă son tour, quand les rĂ©cits autour sont d’artistes indemnes de tout travail salariĂ©, rĂ©cits d’une vie bohème oĂą sont maintenus dans l’ombre les rouages d’une industrie dĂ©vorante, mises en scène paradoxale de la marge et de la rĂ©ussite matĂ©rielle

Mallarmé

recourir Ă un qui ne jouait pas de Telecaster, parce qu’il savait que la mort gagne du terrain qu’on s’Ă©loigne de ce qui compte, et de ce qui fait sens : un poète doit ĂŞtre uniquement sur cette terre un poète, et moi je suis un cadavre une partie de ma vie [5]

Notes

[1« the man who creates the music (...) is dealing with the roar rising from the void and imposing order on it as it hits the air  », James Baldwin, « Sonny’s Blues  ».

[2When a guitar plays the Blues

[3"Roy talked to me a long time about music being a healing force and that was what he wanted to do, use his music to heal the world". Propos d’Alan Scheflin, juriste et admirateur de RB, citĂ© par Phil Carson, Roy Buchanan, American Axe

[4"[Vocalists] can talk with their mouth and say things where regular people can understand it. It doesn’t take much feeling. But if you’ve got to say something from the heart, and you’ve got nothing but wood and steel to say it with, that makes it a little harder."

[5Lettre de Mallarmé àCazalis, 26 décembre 1864. Cf. http://www.maulpoix.net/Mallarme.html

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