Balzac, Béatrix | Balzac, Eugénie Grandet | Balzac, Ursule Mirouet | Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement 1 | Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement 2 | Pierre Bergounioux, « Vie domestique », in Un peu de bleu dans le paysage | Guy Debord, à ‰cologie, psychogéographie et transformation du milieu humain
La dérive est une forme de comportement expérimental. Elle a aussi une existence précise comme telle, puisque des expériences de dérive ont effectivement été menées, et ont été le style de vie dominant de quelques individus pendant plusieurs semaines ou mois. En fait, c’est l’expérience de la dérive qui a introduit, formé, le terme de psychogéographie. On peut dire que le minimum de réalité du mot psychogéographique serait un qualificatif — arbitraire, d’un vocabulaire technique, d’un argot de groupe — pour désigner les aspects de la vie qui appartiennent spécifiquement à  un comportement de la dérive, daté et explicable historiquement.
(...)
La psychogéographie se place du point de vue du passage. Son champ est l’ensemble de l’agglomération. Son observateur-observé est le passant (dans le cas-limite le sujet qui dérive systématiquement). Ainsi les découpages du tissu urbain coà ¯ncident parfois en psychogéographie et en écologie (cas des coupures majeures : usines, voies de chemin de fer, etc.) et parfois s’opposent (principalement sur la question des lignes de communication, des relations d’une zone à  une autre). La psychogéographie, en marge des relations utilitaires, étudie les relations par attirance des ambiances.
Les centres d’attraction, pour l’écologie, se définissent simplement par les besoins utilitaires (magasins) ou par l’exercice des loisirs dominants (cinéma, stades, etc.). Les centres d’attraction spécifique de la psychogéographie sont des réalités subconscientes qui apparaissent dans l’urbanisme lui-mà ªme. (...)
Les procédés d’enquà ªte populaire de l’écologie, dès qu’ils avancent dans la direction des ambiances, s’égarent dans les sables mouvants d’un langage inadéquat. C’est que la population interrogée, qui a une obscure conscience des influences de cet ordre, n’a pas de moyen de les exprimer. Les écologues ne lui sont d’aucune aide parce qu’ils ne proposent pas d’instrument intellectuel pour éclairer ce terrain où ils n’ont pas de prise scientifique. Et le peuple n’a évidemment pas les possibilités d’une description littéraire, qui serait d’ailleurs très déformante (malgré l’existence d’aperà §us furtifs de cette question dans l’écriture moderne). (...)
L’écologie se propose l’étude de la réalité urbaine d’aujourd’hui, et en déduit quelques réformes nécessaires pour harmoniser le milieu social que nous connaissons. La psychogéographie, qui n’a de sens que comme détail d’une entreprise de renversement des valeurs de toute la vie actuelle, est sur le terrain de la transformation radicale du milieu. Son étude d’« une réalité urbaine psychogéographique » n’est qu’un point de départ pour des constructions plus dignes de nous.
Guy Debord, à ‰cologie, psychogéographie et transformation du milieu humain, 1959
La France, et la Bretagne particulièrement, possède encore aujourdÕšhui quelques villes complètement en dehors du mouvement social qui donne au dix-neuvième siècle sa physionomie. Faure de communications vives et soutenues avec Paris, à  peine liées par un mauvais chemin avec la sous-préfecture ou le chef-lieu dont elles dépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisation nouvelle comme un spectacle, elles s’en étonnent sans y applaudir ; et, soit qu’elles la craignent ou s’en moquent, elles sont fidèles aux vielles mÅ“urs dont l’empreinte leur est restée. Qui voudrait voyager en archéologue moral et observer les hommes au lieu d’observer les pierres, pourrait retrouver une image du siècle de Louis XV dans quelque village de la Provence, celle du siècle de Louis XIV au fond du Poitou, celles de siècles plus anciens encore au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sont déchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens, plus occupés des faits et des dates que des mÅ“urs, mais dont le souvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où le caractère national admet peu l’oubli de ce qui touche au pays. Beaucoup de ces villes ont été les capitales d’un petit état féodal, comté, duché conquis par la Couronne ou partagés par des héritiers faute d’une lignée masculine. Déshéritées de leur activité, ces tà ªtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privé d’aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans, ces portraits des anciens à ¢ges commencent à  s’effacer et deviennent rares. En travaillant pour les masses, l’Industrie moderne va détruisant les créations de l’Art antique dont les travaux étaient tout personnels au consommateur comme à  l’artisan. Nous avons des produits, nous n’avons plus d’Å“uvres. Les monuments sont pour la moitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or pour l’industrie, les monuments sont des carrières de moellons, des mines à  salpà ªtre ou des magasins à  coton. Encore quelques années, ces cités originales seront transformées et ne se verront plus que dans cette iconographie littéraire.
Balzac, Béatrix
j’eus la certitude que le territoire tout entier était truffé de tels romans et qu’à  ce titre il méritait d’à ªtre revisité, non par acquit de conscience mais parce qu’un puissant écho de vérité se dégageaient de ces instants
Et ce qui s’imposa à  moi dans cette matinée de janvier, et que le reste de ma visite ne vint pas contredire, ce fut la sensation, en ce lieu de convalescence, dune sorte d’équivalent populaire de La montagne magique, et cela non au prix d’un effort de pensée ou d’une réflexion, mais avec la spontanéité et le naturel d’une musique que j’aurais soudain entendue. suite à  ce choc devant l’évidence de ce roman virtuel, j’eus la certitude que le territoire tout entier était truffé de tels romans et qu’à  ce titre il méritait d’à ªtre revisité, non par acquit de conscience mais parce qu’un puissant écho de vérité se dégageaient de ces instants. C’est ainsi que l’idée me vint de dresser une liste de lieux dont je pouvais penser qu’ils me réserveraient de telles surprises : c’étaient les lieux eux-mà ªmes qui m’envoyaient leurs signaux, et ils le faisaient avec d’autant plus d’insistance qu’entre-temps, (...) je me retrouvais plus souvent qu’auparavant sur les routes et porté par la nécessité d’interpréter, comme un apprenti musicien, la partition de ce que je voyais.
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement
petite fiction sans personnages et sans cause dont on est le narrateur passager
Il y a, à  Beaugency, et notamment aux alentours du pont, qu’on le contemple ou qu’on le franchisse, beaucoup de beautés, mais ce qui l’emporte pour le visiteur, à  moins qu’il ne soit obsédé de tourisme, c’est une impression, non de tristesse, mais de mélancolie profonde, c’est la sensation — si fréquente et en fait si caractéristique de la plupart des bourgades du centre de la France __ qu’au lieu d’à ªtre arrivé ou d’à ªtre parvenu à  un terme ou à  un but on a simplement échoué quelque part et que ce quelque part est justement ce qu’on a devant les yeux, installé dans une pérennité apparente et sans aucun doute illusoire mais qui impressionne pourtant comme quelque chose à  quoi le manque mà ªme d’énergie procurerait de la force — une force qui doit d’ailleurs pouvoir à ªtre terrible, comme on le ressent en passant devant les établissements d’enseignement, qu’ils soient privés comme l’école-collège Maîtrise-Notre-Dame de Beaugency ou publics, comme le si sévère lycée militaire d’Autun, situé en plein cÅ“ur de la petite ville morvandelle, un peu loin de la Loire il est vrai, et dans une tout autre version de ce qu’est le Centre.
Je le répète, ce n’est pas que cela manque de beauté ou d’allure (la mà ªme chose pourrait à ªtre dite de bien des endroits, Autun comprise), c’est qu’il y a une sorte de prostration ou quelque chose de résigné qui a accepté la retraite et qui, malgré les proclamations des chambres de commerce et d’industrie vantant les mérites des « pà ´les d’excellence » que seraient au fond toutes ces petites villes, semble à ªtre condamné à  une sorte d’automne perpétuel de la vitalité : non comme le contrecoup d’une crise ou d’une ponction violente comme on l’éprouve dans les anciens bassins industriels, mais du fait d’une fatigue qui aurait elle-mà ªme quelque chose de modéré et par là  mà ªme de pesant. Cette pesanteur et ce modérantisme, à  quoi les attribuer ? Certainement pas à  la Loire puisqu’on peut les éprouver aussi bien et mà ªme mieux hors de son aire immédiate, partout en fait où l’effet « intérieur » a produit une sorte de tassement — le désenclavement des pays, pour réel qu’il soit, ayant été compensé par une perte de singularité et d’autonomie, en un mouvement qui s’étire le long de l’Histoire, d’une posture de repli au moment des guerres à  une sensation diffuse de désespérance et de vide, relancées aujourd’hui par le nombre affolant, dans les bourgs, des pharmacies et des compagnies d’assurances.
à € ce tableau, autant de compensations quÕšon veut, dès lors peut-à ªtre que l’on prend le temps de les laisser venir — je renvoie à  ce que j’ai pu rapporter plus haut de ce que l’on m’a dit de Chà ¢teauroux. Sans doute suffit-il d’errer un peu plus longtemps, ou d’avoir quelque chose de précis à  faire (une démarche, une course, une visite) pour que l’épaisseur de l’indifférence se défasse et qu’apparaisse un trait saillant, une surface brillante, un reflet changeant ou pour que ce que l’on jugeait totalement replié s’entrouvre. Malgré le climat patrimonial et marchand qui les enrobe, les sites et les monuments sont bien sà  »r encore capables de tels recels — je vais mà ªme y venir à  propos du pont de Beaugency que l’on n’a fait encore qu’apercevoir —, mais la plupart du temps c’est une origine bien plus simple qui décide qu’au creux mà ªme de l’ennui un signe se libère et s’évade. Par exemple une fenà ªtre au rez-de-chaussée laissant voir, du cà ´té opposé à  la rue, une cour ou un jardin dont on ne saura rien d’autre que l’effleurement mais qui, par une tonnelle, une table et quelques chaises, ou moins encore, donne consistance à  une rà ªverie qui ne dure pas mais qui s’anime comme un infime départ vers une autre existence — petite fiction sans personnages et sans cause dont on est le narrateur passager et qui est l’un des plus grands charmes de la province, sorte d’« ici j’aurais pu vivre » qui est comme un peut-à ªtre perpétué et flottant.
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement
En traversant la France, où l՚œil est si promptement lassé par la monotonie des plaines, qui n՚a pas eu la charmante sensation d՚apercevoir en haut d՚une cà ´te, à  sa descente ou à  son tournant, alors qu՚elle promettait un paysage aride, une fraîche vallée arrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rocher comme une ruche dans le creux d՚un vieux saule ? En entendant le hue ! du postillon qui marche le long de ses chevaux, on secoue le sommeil, on admire comme un rà ªve dans le rà ªve quelque beau paysage qui devient pour le voyageur ce qu՚est pour un lecteur le passage remarquable d՚un livre, une brillante pensée de la nature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemours en y venant de la Bourgogne.
Balzac, Ursule Mirouet
J’aurais été capable de tracer à  la craie, au centimètre près, la séparation entre l’espace fragmenté, lacunaire où la vie semblait possible, ouverte si peu que ce fà  »t sur l’avenir et les secrètes légations que le royaume des ombres tenait parmi nous. J’aurais aimé soumettre le fait à  un tiers, à  supposer qu’on puisse congrà  »ment parler d’une chose qu’on discerne d’autant moins qu’on ne fait qu’un, presque, avec elle, que c’est vous. Mais ceux dont j’escomptais des explications étaient mal qualifiés pour nous éclairer. Le passé dont nous avions à  nous garder sans trop savoir pourquoi ne leur apparaissait pas comme tel. Ils étaient d’avant. La promesse que nous avons cru surprendre ne les concernait plus. Lorsqu’elle s’accomplirait, si c’était bien une promesse, ils seraient sortis du temps.
Certains emplacements donnaient directement sur les mondes inférieurs. Non pas le tardif séjour de flammes et de poix fondue de la géhenne mais les infernaux palus, l’éternel brumaire dont les Anciens pensaient, leur vie durant, fouler le toit. Je songe, précisément, à  une arrière-cour cimentée, moisie de la rue de la Bastille, à  droite, en montant, qui était, mà ªme aux beaux jours, comme la bouche grise et froide de décembre, la succursale, en surface, du souterrain pays des brouillards et des larves. Le danger, de ce cà ´té-là  , était clair. C’était le contraire déclaré de la joie, la négation ouverte du soleil, le caveau déjà  béant. à € qui m’aurait demandé pourquoi je tournais juste avant, rue Hoche, pour rallier, après un nouveau crochet, l’extrémité distale de la rue Alsace-Lorraine, j’aurais dit tout simplement que je n’avais pas envie de mourir.
Pareillement, j’aurais livré quelques éléments de réponse — mais nul ne m’a jamais questionné là  -dessus — à  propos des itinéraires en ligne brisée que j’adoptais vers l’ancienne halle. Le péril, de ce cà ´té-là  , n’était pas cosmique, intemporel — l’hiver, l’humide Ténare, le Trépas — mais dà  »ment situé et daté. Il tenait dans les deux mots de Moyen à ‚ge. Le cercle de l’ancien rempart contenait d’autres cercles plus ou moins contigus et ceux-ci, à  leur tour, d’autres, concentriques, dont l’aire décroissante coà ¯ncidait avec des franges de plus en plus reculées de la durée. Le dernier concentrait, dans son rayon d’une cinquantaine de mètres, environ, les hantises que l’on associe, spontanément, à  l’ère mérovingienne, à  l’an mil, à  la guerre de Cent ans. Des ruelles concaves, pavées de galets de rivière, sinuaient entre les faà §ades lépreuses, bombées qui parlaient de la peste, des famines, de la chevauchée anglaise et des grandes compagnies. La chaussée suintait. Le mauvais crépi se desquamait. Des hardes pendaient interminablement aux fenà ªtres sans volets. Le quartier servait d’abri aux proscrits, aux réprouvés. On y croisait des républicains espagnols, des petites gens qui exerà §aient de petits métiers. Quel sommeil inquiet devaient leur faire les cloisons friables, les plafonds gauchis, les très vieilles nuits.
Bergounioux, « Vie domestique », in Un peu de bleu dans le paysage
Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à  celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-à ªtre y a-t-il à  la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l՚aridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu՚un étranger les croirait inhabitées, s՚il ne rencontrait tout à  coup le regard pà ¢le et froid d՚une personne immobile dont la figure à  demi monastique dépasse l՚appui de la croisée, au bruit d՚un pas inconnu.
Balzac, Eugénie Grandet
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