Je me pose la question d’à  quoi ressemblait le monde quand j’y suis venu. Je me dis que connaître le point de départ de la trajectoire suivie peut aider à  la comprendre. Je voudrais savoir sur quel socle j’ai pris appui, ou pas. Savoir à  quoi ressemblait ce monde dont je n’ai aucun souvenir, et dans lequel mon champ d’action était proche de zéro. Ce temps du début de la vie, pour chacun, constitue un blanc : comme un lendemain de cuite sévère, où le souvenir se dérobe de ce qui s’est passé pendant quelques heures. On y était, le monde autour existait, mais on ne peut que l’admettre. Voilà  par quoi ça commence, une sorte de zone tampon avec ce qui précède notre vie, et qui est passé inatteignable.
Écrivant ça, je pense au jour où j’ai été conçu. Avril 1965. Je crois pas qu’il y ait d’autobiographie qui débute ainsi. C’est pourtant là  aussi que tout commence. Dans le désir, partagé ou non.
Je découvre avoir été contemporain des trains à  vapeur. J’imaginais les trains d’alors électriques, sans doute à  cause des miniatures que les gosses de ma génération aimaient à  faire tourner sur des circuits. Les trains à  vapeur, dans mes représentations, roulaient vers le Far West et s’arrêtaient peu après 1945. J’avoue ma surprise d’avoir été, même brièvement, du monde de La Bête humaine.
Je devrais dresser la liste de mes clichés concernant le passé, attribuant à  chaque époque objets et dominantes. Le passé a des contours flous, comme un pays jamais visité.
En matière de train, je considérais la Micheline prise pour me rendre à  la fac d’Angers comme l’incarnation même d’un passé révolu, puisque matériel de l’après-guerre. Je découvre que ce type de train a débuté dans les années 30, en 1935 pour la ligne Angers-Cholet. Et que les Michelines ont disparu au profit des TER seulement en 2005. Nous avons cette fâcheuse tendance à  croire que les objets disparaissent quand ils ne sont plus sous nos yeux, qu’on ne les utilise plus. Mais l’évolution du monde autour correspond rarement aux étapes de nos vies.
Je constate qu’il n’y a pas que ma perception d’un passé lointain qui soit faussée. Je me demande ce qu’on peut comprendre d’une vie quand règne autant de confusions.
J’ai le sentiment qu’on passe nos vies à  traverser des temps de bascule, mais que l’instabilité qui en découle ne peut être perçue que rétrospectivement, parce que ces bascules, ainsi la disparition des trains à  vapeur, se font lentement, par glissements plus que par ruptures. C’est sans doute là  une bonne raison d’écrire : nettoyer son regard, espérer ne plus voir obscurément au travers d’un prisme déformant.
La locomotive à  vapeur fait des premières années de ma vie un exotisme. Elles tractent désormais des trains de touristes à  la recherche du pittoresque. Je ne suis pas ici en quête d’insolite. Je veux tenter d’y voir clair dans ce qui m’a constitué, en tant qu’appartenant à  une génération. Tout regard distancié génère une forme d’exotisme, une altérité.
Quelques exemples d’exotisme généré par l’objet : en 1966 est émis un timbre pour le centenaire du réseau pneumatique, qui ne sera abandonné qu’en 1984. Ce courrier placé dans des cartouches, et circulant dans des tubes pressurisés a trait pour moi au romanesque, à  l’expression délivrer un bleu. La baisse des ventes du 45 tours longue durée – 4 titres, 10 francs – provoque le lancement du 45 tours simple – 2 titres, 5 francs. On se chauffe au charbon.
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