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au fil des jours

restituer le tissu de ses jours

voilà qui pourrait nourrir ce projet encore vague, aider à lui donner contours

Depuis longtemps, jÕšavais envie de me lancer dans une recherche – un cours, un séminaire : au Collège de France, on expose une recherche en train de se faire – sur une année. Je désirais retracer les événements de cette année-là , mois après mois, semaine après semaine, et même jour après jour, si possible. Je rêvais de pénétrer au cÅ“ur dÕšune année, dÕšhabiter son calendrier, de la revivre à son rythme, sous toutes ses coutures, dans tous ses détours, en passant du coq à l՚âne comme dans ces rétrospectives diffusées dans ma jeunesse à la télévision le 31 décembre – « Le général de Gaulle a inauguré lÕšusine marémotrice de la Rance. Le Premier ministre, Georges Pompidou, a visité lÕšusine dÕšenrichissement de lÕšuranium de Pierrelatte. Le virus de la "copocléphilie" a frappé deux millions de Français  » –, mais aussi à la recherche de la forme de l՚époque, de lÕšessence du siècle sous l՚écume des jours. Il me faudrait parcourir tous les livres publiés entre le 1er janvier et le 31 décembre – et sans doute aussi tous les livres écrits au cours de ces mois –, fouiller toute la presse – les quotidiens, les hebdomadaires, les magazines, les revues –, écouter la radio, regarder la télévision, voir tous les films, fredonner toutes les rengaines. Je me plongerais dans la vie quotidienne, la publicité, la mode, les gadgets. Ce serait comme vivre un roman, le roman dÕšune année.
Travaillant sur l՚œuvre de Proust, je me suis souvent dit qu՚il serait bon de pouvoir ainsi revisiter l՚année 1908, capitale dans la genèse d՚à€ la recherche du temps perdu. Il me semble que ce serait même indispensable pour comprendre vraiment, pour saisir à fond le roman. Ensuite, on ferait de même pour toutes les années jusqu՚à la mort de Proust en 1922, on les retracerait comme son double, on s՚assimilerait à lui, on saurait tout.
Je ne suis pas le premier à cultiver ce fantasme, lequel semble peu original. Est-ce un souvenir des Misérables qui mÕša guidé inconsciemment ? Un chapitre du roman, le premier du livre iii, dans le premier tome, porte pour titre : « LÕšannée 1817  ». Ce serait une source possible de ma recherche et un modèle de ma démarche. Hugo ouvre ainsi le chapitre :
1817 est lÕšannée que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne. CÕšest lÕšannée où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutes les boutiques des perruquiers, espérant la poudre et le retour de lÕšoiseau royal, étaient badigeonnées dÕšazur et fleurdelysées.
Suit une longue description désordonnée de lÕšannée politique, littéraire, dramatique, lyrique, parlementaire, vestimentaire, etc. Un résumé copieux énumérant une quantité de faits et gestes, les plus significatifs comme les plus apparemment insignifiants :
En 1817, la mode engloutissait les petits garçons de quatre à six ans sous de vastes casquettes en cuir maroquiné à oreillons assez ressemblantes à des mitres dÕšesquimaux. LÕšarmée française était vêtue de blanc, à lÕšautrichienne ; les régiments sÕšappelaient légions ; au lieu de chiffres ils portaient les noms des départements. Napoléon était à Sainte-Hélène, et, comme lÕšAngleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrini chantait, mademoiselle Bigottini dansait ; Potier régnait ; Odry nÕšexistait pas encore. Madame Saqui succédait à Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M. Delalot était un personnage. La légitimité venait de sÕšaffirmer en coupant le poing, puis la tête, à Pleignier, à Carbonneau et à Tolleron.
Toutes sortes d՚événements sont ainsi rappelés et mêlés dans une manière dÕšassociation libre et anarchique – faits divers, drames, catastrophes, naufrages : « L՚émotion parisienne la plus récente était le crime de Dautun qui avait jeté la tête de son frère dans le bassin du Marché-aux-Fleurs. On commençait à faire au ministère de la marine une enquête sur cette fatale frégate de la Méduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire Géricault.  »
Et puis il y a les chansons, les scies – les tubes, dirait-on aujourdÕšhui –, le carnet mondain, la nécrologie, les anecdotes :
Toutes les jeunes filles chantaient lÕšErmite de Saint-Avelle, paroles dÕšEdmond Géraud. Le Nain jaune se transformait en Miroir. Le café Lemblin tenait pour lÕšempereur contre le café Valois qui tenait pour les Bourbons. On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de lÕšombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staë l était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était restreint, mais la liberté était grande. Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les proscrits de 1815 ; David nÕšavait plus de talent, Arnault nÕšavait plus dÕšesprit, Carnot nÕšavait plus de probité ; Soult nÕšavait gagné aucune bataille ; il est vrai que Napoléon nÕšavait plus de génie.
Victor Hugo, né en 1802, avait quinze ans en 1817 ; il revoit sa jeunesse, revit son éveil au monde ; il se souvient, mais il a aussi enquêté, consulté, compilé. Son panorama est riche, divers, et il a lÕšair plus que complet. 1817 nÕša pas été une grande année, mais une année sans incidents remarquables, sans péripéties mémorables, gravées dans le marbre par la postérité. CÕšest une année qui ne compte pas dans lÕšhistoire, une année creuse : « Voilà , pêle-mêle, ce qui surnage confusément de lÕšannée 1817, oubliée aujourdÕšhui. LÕšhistoire néglige presque toutes ces particularités, et ne peut faire autrement ; lÕšinfini lÕšenvahirait. Pourtant ces détails, quÕšon appelle à tort petits – il nÕšy a ni petits faits dans lÕšhumanité, ni petites feuilles dans la végétation – sont utiles. CÕšest de la physionomie des années que se compose la figure des siècles.  »
Pourrais-je en dire autant de 1966, lÕšannée que jÕšai choisi d՚étudier ? Année oubliable, négligeable – auprès de 1968 par exemple –, mais année dont je voudrais dégager un pêle-mêle de détails, non pas pourtant des petits faits. Oui, mon projet est de faire, à la manière de Hugo, la « physionomie  » dÕšune année, de lÕšexplorer dans ses recoins négligés par lÕšhistoire, de restituer le tissu de ses jours.
Or les notes de l՚édition de la Pléiade des Misérables nous apprennent que Victor Hugo a triché, quÕšil a placé dans son année 1817 des événements qui nÕšavaient pas eu lieu en 1817, mais en 1815 ou en 1816, ou même qui nÕšavaient pas eu lieu du tout et quÕšil a inventés. « LÕšannée 1817  » des Misérables est une année de fiction. Sera-ce aussi le cas de mon « Année 1966  » ?

Antoine Compagnon, 1966, annus mirabilis, fabula.org

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