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démàªler

En somme, ceux de son à¢ge ont connu trois mondes différents. Quel que soit le niveau social où ils sont nés, ils ont eu des grands-pères à longue barbe, en redingote et en chapeau haut de forme, des grands-mères en robe longue, un chignon sur le sommet de la tàªte, des moustaches à leur père et chacun a eu au moins un oncle fier de ses larges favoris.
Les hommes ne sortaient pas sans leur canne. Quand les premières autos sont apparues, il y avait encore de l’herbe et de la mousse entre les pavés des rues ; des femmes sortaient de chez elles, furtivement, pour ramasser avec une pelle le crottin laissé par les chevaux sur la chaussée.
Pour lui, cette époque se confond avec la grande Guerre, avec le phare éteint, le garde-cà´te gris ancré devant les jetées, les becs de gaz aux vitres barbouillées de bleu.
La période suivante a duré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Elle est plus claire, plus ensoleillée. Les robes étaient courtes, les femmes plus libres. Il découvrait Paris, s’y frayait lentement un chemin et ne se lassait pas du spectacle des Grands Boulevards.
Il lui semble qu’on n’attachait pas autant d’importance à la vie et aux problèmes individuels qu’à présent. Mais cela ne tient-il pas à ce qu’ils étaient plus jeunes ? N’avaient-ils pas l’impression qu’ils jouaient un jeu, que leurs faits et gestes ne les engageaient pas ?
1940 les a dispersés. Les uns sont partis, pour la zone non occupée, pour l’Angleterre ou les à‰tats-Unis.
Et, quand les troupes alliées ont défilé aux Champs-à‰lysées, on s’est compté. Il y avait des vides, des morts dans les camps de concentration, un fusillé par le comité de libération ; certains étaient devenus des héros et d’autres, traités de collaborateurs, n’osaient plus se montrer.
Les Grands Boulevards n’étaient plus le cÅ“ur de Paris. Les Champs-à‰lysées prenaient la relève et les autos envahissaient les trottoirs ; pour un oui ou pour un non on se rendait en avion à New-York ou à Tokyo.
Pourquoi est-ce à nouveau plus sombre ? A cause de la menace atomique, du rythme accéléré de la vie ? Les jeunes filles portent les màªmes blue-jeans que les garà§ons et on prétend que les unes et les autres considèrent l’amour comme une gymnastique.
Ceux de ses amis qui ont surnagé sont devenus des gens célèbres. Ils éprouvent le besoin de se réunir chaque mois, de s’observer, de serrer les coudes, mais jamais, au cours des déjeuners du mardi, les vraies questions ne sont posées.
Le seul lien entre eux est-il donc d’avoir vécu les trois époques, d’en garder les màªmes souvenirs et les màªmes nostalgies ?
Peut-àªtre en a -t-il toujours été ainsi. Les hommes qui avaient leur à¢ge au milieu du XIXe siècle ont connu des changements politiques et économiques aussi spectaculaires, des vàªtements, des styles aussi différents.
Si la question le tracasse, c’est qu’il voudrait démàªler la part de son évolution à lui, celle dont il est responsable, et la part de l’évolution du monde.
Georges Simenon, Les Anneaux de Bicàªtre

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