MARS 1946. On écrit un jour une ligne, comme à§a, parce qu՚elle vient spontanément. Comme on dirait aà¯e ! en recevant un coup de bà¢ton. Du temps passe et on relit son travail. Pardieu, mais c՚est bon. On le fait lire à un ami (et c՚est là que commence la trahison). « Bien, » dit-il, « pourquoi est-ce que tu ne le fais pas publier ? » « Tu parles sérieusement ? » « Certainement, je m՚y entends, moi. » « Et comment veux-tu que je fasse ? » « Comme ci et comme à§a », explique l՚autre.
On essaie, on réussit. On le lit à la ronde. Ils disent : C՚est bon, cela prend tournure. Prendre tournure ! Après cette ligne-là on en écrit une autre et puis une autre encore, et puis tant et tant. On vous les publie, on vous les paie, c՚est merveilleux. Seulement maintenant ce n՚est plus comme de dire : Aà¯e ! Dans un certain sens, c՚est une chose calculée. Chaque fois que la pointe de notre stylo touche le papier, au fond il y a la pensée de celui qui demain nous lira. C՚est comme une ombre qui se penche sur notre épaule tandis que nous écrivons. Et l՚idée nous épouvante. Maintenant je me demande : si cette pensée disparaissait, si je savais que personne ne lira jamais ce que je fais, qu՚est-ce que j՚écrirais ? Les màªmes choses qu՚aujourd՚hui ? Allons, aie le courage d՚àªtre sincère. Non : elles seraient ressemblantes, mais complètement semblables. Ou bien n՚écrirais-je rien ? Le temps est-il passé où nous écrivions pour notre seul absolu besoin personnel ? Ne ferions-nous plus rien et tout ce que nous faisons est-il faux ?
Dino Buzzati, En ce moment précis
Commentaires
Pas de Message - Forum fermé