J’ai lu le Journal d’un intellectuel au chà ´mage de Rougemont il y a en gros 25 ans, du temps de la thèse sur Céline. Hier soir, I. m’en lit un extrait à  voix haute et me voilà  bien forcé de convenir que oui, là  se tient la définition et le pourquoi de ce que j’aurais voulu faire ici sur le site, de ce qui fait ailleurs sur le web. Alors le recopier.
L’effort de Goethe contre lui-mà ªme vise à  la création d’un ordre interne, d’une objectivité intime. Les témoignages les plus convaincants de cet ordre, et qui le confirment le mieux, ce sont les Å“uvres. Une Å“uvre littéraire, pour Goethe, joue le rà ´le d’un objet exemplaire : c’est un modèle de composition disciplinée et organique. Iphigénie ou Les affinités électives sont à  la fois des preuves d’une maîtrise de soi-mà ªme déjà  conquise, et des moyens de la parfaire en l’enseignant.
Ce que Goethe doit au monde, c’est de devenir Goethe. Il doit montrer l’exemple d’un individu qui a su tirer du monde où il est né les nourritures les plus richement assimilables. Il choisit, il compose, il n’accepte que des matériaux purs et nobles. Il s’accomplit enfin dans l’Å“uvre d’art, se comportant vis-à  -vis de lui-mà ªme comme il fait vis-à  -vis d’un « sujet ».
Mais, tout inverse, notre effort contre le monde vise à  l’affirmation d’un ordre externe, d’une communauté vivante. Les témoignages que nous devons porter en faveur de cet ordre à  créer ne pourront plus revà ªtir la forme d՚œuvres closes, suffisantes en soi, objectives : car prétendant à  servir de modèles, de telles Å“uvres auraient moins de puissance exemplaire et d’efficace qu’elles seraient plus parfaites, c’est-à  -dire détachées de nos contingences présentes. Faites pour durer, elles resteraient des « utopies ». Les seuls modèles que nous puissions prétendre offrir, ce sont les preuves de notre engagement dans la réalité vulgaire du monde actuel. Si nous devons quelque chose à  ce monde, c’est notre volonté de le changer, de le connaître en tant que notre action peut modifier le sort de ses victimes, dont nous sommes.
Je vois alors une littérature de transition dont l’ambition ne sera plus de faire des Å“uvres (au sens ancien) mais d’à ªtre à  tout moment à  l՚œuvre, toujours ouverte vers le monde, trop près de lui pour n’en pas reproduire certains désordres ou discontinuités, par là  très infidèle aux préceptes de « l’Art », mais découvrant peut-à ªtre au-delà  , dans les conditions mà ªmes de son action, un nouveau style, plus efficace et plus intime.
Je ne vois pas cette littérature bannissant toutes les formes anciennes. Mais ces formes étaient exclusives, elles souffriront de cette nouveauté, c’est à  prévoir. Un écrivain qui se rend compte du phénomène que j’ai décrit ne plus s’adonner sans scrupules à  certains jeux d’un art hautain, fermé sur soi. Je ne dis pas qu’il en soit incapable, qu’il n’aime plus cela, qu’il le condamne dans l’absolu. Je dis seulement que sa bonne conscience — et je ne sais quelle sourde curiosité ! — le pousse ailleurs, lui indique d’autres buts, l’invite à  s’abaisser à  un niveau où l’art ancien perd ses prestiges, où l’esprit se découvre d’autres tà ¢ches.
Goethe doit encore choisir ses sujets et le cadre de ses pensées dans un ordre « élevé » où certaines harmonies sont possibles et par avance élaborées : antiquité, société policée, objets d’art, paysages célèbres, tout ce qui met une certaine distance entre le lecteur et l’« artiste », mais aussi tout ce qui peut agrandir et clarifier l’univers intérieur.
Nous, c’est le monde informe, impersonnel, hétéroclite et quotidien qu’il nous faudrait clarifier et « reprendre ». Mais où le prendre, sinon au plus près, et tout d’abord dans nos contacts humains les plus banals. Nous serons d’autant plus assurés de le toucher utilement que nous aurons moins calculé le mode et le lieu des contacts. D’où je vois naître une littérature de circonstances, et de circonstances non choisies, de rencontres, une sorte de perpétuel journal de nos relations avec le monde, empruntant toutes les formes qu’on voudra, roman, essai, commentaires ou poèmes, la fiction n’étant plus qu’un alibi, ou peut-à ªtre une dernière pudeur...
Il faut que l’esprit descende quelques degrés. Qu’il s’humilie — littéralement — pour à ªtre utile. Qu’il apprenne à  se débrouiller avec les choses vulgaires et troubles, avec des à ªtres vrais et qui résistent, avec des faits qu’il se sent maladroit à  formuler où à  bien voir, parfois mà ªme à  prendre au sérieux, tant qu’il n’a pas été brusqué par eux.
Mais aussi rien n’est plus excitant pour la pensée, rien ne saurait mieux la provoquer à  l’invention de prises nouvelles ou de vérités plus touchantes que cette découverte du monde à  un niveau où elle n’est pas connue, où elle n’a pas encore posé de repères, de relais, de miroirs, de faux-semblants. Cette descente de l’esprit dans le monde quotidien, c’est le vrai progrès de l’esprit, c’est l’ouverture de notre vie aux « influx de vigueur et de tendresse réelle » [1], notre réponse d’homme à  toute la création, longtemps trompée dans son « attente ardente » !
Denis de Rougemont, Journal d’un intellectuel au chà ´mage
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