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je me souviens

je me souviens | compilation 5

je me souviens de la poussière et d’orteils dessinant dans le sable dans Les raisins de la colère, et de we are the people, and the people never die | du maître-nageur qui m’a saisi par derrière et jeté dans le grand bassin de la piscine, de la perche qu’il m’a tendue et que j’ai refusé de saisir — quelques allers et retours du fond vers la surface, un début de noyade et comment il est venu me saisir sous les aisselles, me remonter — un apprentissage de la mort, du refus et de la volonté | je me souviens, chez une tante de mon père, d’un plateau de nacre et des petits verres dorés dans lesquels elle servait quelques gouttes de cassis pour les enfants, des manches empesées de son chemisier blanc — des objets que j’ai retrouvés ensuite chez Proust | que les meubles du salon de cette femme, salon dans lequel nous n’allions jamais, parce que
rĂ©servĂ© aux grandes occasions, et que nous nous contentions de la table de la salle Ă manger avec sa toile cirĂ©e oĂą Ă©taient reproduites quelques scènes champĂŞtres, ces meubles du salon Ă©taient Ă peu près les mĂŞmes que ceux que possĂ©dait Louis Poirier | je me souviens du buffet dans le sous-sol de mes parents, près de celui oĂą dormait la vaisselle de mes grands-parents : en bas se trouvaient les bocaux de lĂ©gumes et de fruits que faisait ma mère, en haut quelques vieux manuels scolaires qui lui avaient appartenu, quelques livres de prix dont une histoire sainte et une biographie de Jean Bart, et quelques livres abandonnĂ©s chez ses parents par le frère de mon père, Le Capital de Marx, un ouvrage qui se demandait comment concilier marxisme et christianisme,
et La RĂ©volution nationale de PĂ©tain — c’est dans ce fatras que j’ai appris l’épaisseur du temps et de l’histoire | je me souviens que les livres n’avaient pas leur place Ă l’étage, qu’ils Ă©taient relĂ©guĂ©s au sous-sol, lĂ oĂą s’entassait le bric-Ă -brac de ce qui ne servait Ă rien ou rarement, oĂą tout avait plus ou moins goĂ »t de passĂ© | de ma grand-mère rappelant que de Gaulle Ă©tait passĂ© sur la nationale, debout dans une voiture dĂ©capotable — après vĂ©rification, c’était en mai 1965 | du monument aux morts devant la gare de Cholet, de la liste folle des noms inscrits dans la pierre blanche — je passais devant chaque jour pour aller Ă l’école puis au collège — après vĂ©rification, 871 morts, pour la plupart entre 14 et 18 | je me souviens de l’appartement presque vide de ce collègue qui venait du riff marocain et qu’on avait essayĂ© d’aider avec Guy et Isabelle,
de son dĂ©lire paranoĂŻaque et de l’écran de sa tĂ©lĂ© sur lequel, sous la forme de petits carrĂ©s aux images animĂ©es, se trouvaient toutes les chaĂ®nes auxquelles il n’avait plus accès parce qu’il n’avait pas renouvelĂ© son abonnement — par la fenĂŞtre les quais de la gare d’OrlĂ©ans et la voix de la fille de la SNCF annonçant les dĂ©parts et les arrivĂ©es : cette fenĂŞtre et ces petits carrĂ©s, c’est devenu pour moi comme le rĂ©sumĂ© de ce que peut ĂŞtre la solitude dans la ville, et la folie aussi | je me souviens de Jean-Michel, un gars de Quimper devenu coursier Ă Paris, de notre rencontre Ă la fĂŞte de l’Huma après un long temps sans s’être vus, des paroles qu’il marmonnait dans le vide pendant qu’on buvait un coup Ă un stand, la tĂŞte lĂ©gèrement penchĂ©e de cĂ´tĂ© | que la nuit, chez Christophe, oĂą nous avions dormi, ses cris m’avaient rĂ©veillĂ© : j’avais vu sa silhouette qui s’agitait, balançant coups de pieds, coups de poings, insultant — il se battait avec un fantĂ´me | de ma peur cette nuit-lĂ , et de ne l’avoir plus jamais revu, mĂŞme au hasard des rues | du titre qu’il avait proposĂ© quand on voulait crĂ©er une revue : il avait dit, l’âme sale — c’est troublant d’y repenser | je me souviens de l’inconnu que j’avais aperçu dans le train pour Paris, et que j’ai croisĂ© plus tard au hasard de la ville, de l’impression bizarre dĂ©clenchĂ©e, comme si les signes après tout pouvaient exister — comme une incursion du fantastique dans le quotidien, ou d’une fiction possible — de l’odeur du lait que ma mère faisait bouillir | du laitier qui passait deux fois par semaine — il s’appelait GĂ©rard Devanne et venait en 4L, montait l’escalier extĂ©rieur avec un bidon de lait et une sorte de louche, les deux en aluminium argentĂ©, versait le lait dans une ou deux casseroles — c’était un des rares Ă sonner Ă porte de la maison | je me souviens qu’il se faisait payer en fin de semaine | de la boulangère qui venait livrer le pain, de l’ardoise que mon père plaçait au sous-sol avec les pièces pour payer | qu’elle s’appelait VendĂ©e, comme le dĂ©partement | je me souviens de la deux chevaux, de la GS, de la BX puis de la Xsara — la première et la dernière Ă©taient vertes, les deux
autres blanches | de l’attente avant de partir, le temps que la suspension hydraulique se mette en place — on disait : attendre qu’elle monte | du rĂ©cit de mon oncle s’encastrant sous un camion avec une DS, et que c’était miracle qu’il en soit sorti vivant | que j’y pensais parfois quand il m’emmenait Ă l’école, ou qu’il m’emmenait avec lui quand il essayait une voiture et disait on va voir ce qu’elle a dans le ventre | des plaques de psoriasis sur ses bras et du cambouis sur ses mains | de l’odeur du gaz-oil | je ne me souviens plus Ă quel moment on est passĂ© de l’appellation gaz-oil Ă gazole, puis Ă diesel | je me souviens que ma tante utilisait un citron coupĂ© en deux pour se laver les mains après avoir servi du gaz-oil | de l’élĂ©phant orange sur le panneau grands routiers devant la station | des cartes Bison fĂ »tĂ©, qu’il ne fallait pas trop les mettre en avant pour que les clients achètent les cartes Michelin | des longues jauges mĂ©talliques pour connaĂ®tre ce qu’il restait comme carburant dans les cuves de la station, comme elles Ă©taient encombrantes quand je les portais enfant | de mon père dans le jardin, versant un seau d’eau prise dans le puits qui alimentait la maison, puis craquant une allumette pour que le cadre de chez Total admette enfin, devant les flammes, qu’il y avait bien une fuite Ă une des cuves de la station | de ma tante Anita demandant Ă mon père si l’expression qu’il venait d’employer dĂ©signait la rĂ©alitĂ© ou bien Ă©tait une mĂ©taphore, mot qu’il entendait sans doute pour la première fois | d’Anita interrogeant mon père et Ă ma mère sur certains mots de la langue vieille qu’ils avaient coutume d’employer, et que mon oncle connaissait mais n’utilisait plus | notamment qu’elle avait voulu savoir si un haricotier, qui dĂ©signait un gars peu fiable, trouvait son origine
dans le commerce des haricots | que nous allions acheter des haricots chez un paysan vendéen une fois l’an et que son accent m’empêchait de comprendre ce qu’il disait | du sac de haricots rangé dans un placard, et comment de temps en temps on devait les trier àcause des charançons qui s’y installaient | que mon père, àla fin de l’été, cueillait les derniers haricots secs et les plaçait sur couverture posée au sol, puis que pieds nus nous dansions dessus pour les égousser — la seule danse que je l’ai jamais vu danser | de mon père les soirs d’été, assis en bas de l’escalier extérieur, le pantalon de bleu relevé sur les mollets et trempant ses pieds nus dans une bassine d’eau froide | de mon
père humidifiant ses cheveux avant de coiffer ses cheveux en arrière, de la petite bouteille qu’il utilisait àcet effet, dont il avait percé le bouchon métallique de quelques trous | àquel point, au funérarium, il ressemblait àson père, et comment c’était troublant de les voir làréunis

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