15|11|18
Les questions qu’Erika Fulop m’a adressées la semaine dernière — merci à elle ! — ont été l’occasion de réfléchir sur ma pratique du journal vidéo. Je reprends ici mes réponses en essayant de développer et préciser ce qui peut l’être, de faire des ajouts si besoin. Ceci n’a sans doute d’intérêt que pour moi, et pour ceux qui tentent d’associer écriture et vidéo. [1]
1. Chronologie de l’écriture et de l’enregistrement
La prise des images se fait indépendamment de l’écriture du texte composant la voix off. Les images se font au hasard du jour, pendant les promenades, depuis les fenêtres de la maison, dans le jardin, pendant les déplacements en voiture ou en train, parfois, mais extrêmement rarement, sur mon lieu de travail — il s’agit alors de vues depuis des fenêtres, d’objets, sans présence humaine. À partir du printemps un rituel s’est imposé : filmer le matin à l’ouverture des volets, ce que je fais moins depuis l’automne — les matins sont désormais prolongement de la nuit.
L’écriture de ce qui constitue la voix off a lieu le jour même, parfois le lendemain. Le seul cas où l’écriture se trouve liée aux images est lorsque je pense à une fiction possible : je conserve mentalement quelques phrases, un fil rouge, sur lesquels je reviens plus tard dans la journée pour les fixer, après qu’un travail de décantation se soit effectué. L’écriture a évolué dans son processus au fil du temps : au départ, je rédigeais scrupuleusement, quitte ensuite à effectuer quelques transformations pendant l’enregistrement audio de la voix, dans le but de donner une dimension plus orale à un écrit parfois un peu trop figé. J’ai progressivement travaillé à partir de notations brèves. Il m’arrive parfois d’improviser à partir de ces notes, de faire des ajouts, parce qu’en formulant s’ouvrent des voies inaperçues, des réflexions et/ou un jeu sur la langue : oraliser c’est aussi réaliser les potentialités de l’écrit. Quant à savoir ce que ça change se travailler la langue avec sa voix, en direct, sans filet — sinon de nettoyer ensuite la bande-son au moment du montage —, c’est une autre histoire. Certes il est possible de corriger, mais surtout en enlevant des éléments — silences, hésitations, un bout de phrase —, mais il me paraît difficile d’enregistrer une correction et de l’insérer ensuite, non pas pour des raisons techniques de montage — charcuter dans un propos n’est pas si compliqué —, mais parce que j’éprouve beaucoup de difficultés pour retrouver la même voix que lors de la prise initiale : l’intensité n’est pas tout à fait la même, l’engagement dans le propos non plus — difficile à expliquer, comme un saut de tonalité, même infime, mais qui s’entend celui qui parle n’est plus le même, n’a plus la même intention, il n’est plus dans le lâcher prise de l’improvisation, il corrige, il fixe.
Cette dimension d’improvisation m’a amené à essayer de fabriquer de très courtes fictions, en marge du journal, en réutilisant des images de celui-ci, légèrement retravaillée — j’utilise pour l’instant ralenti et contraste, après un essai récent dans le journal, je me dis que je pourrais aussi jouer sur l’objectif : le principe est de se lancer dans l’inconnu de la fiction, comme pouvait le faire Simenon à partir de ses notes prises au dos d’une enveloppe, mais non pas en écrivant pendant dix jours, mais en improvisant pendant quelques minutes, avec la voix, à partir d’une impression, d’un lieu, d’une phrase entendue, d’une scène aperçue ou rêvée, de se laisser aller à ce que Julien Gracq appelait l’à venir de la fiction, se laisser aspirer, tout en jouant sur/en étant joué par l’en deça de la langue cher à Nathalie Sarraute, par le travail de la voix, presque théâtral, en tout cas porteur de sens tout autant que les mots, par la tonalité de la voix, ses inflexions, son rythme, et le jeu des silences. Vient ensuite l’interaction avec les images : je ne sais si je maîtrise grand chose dans ce processus. Je peux jouer sur le rythme en calant la bande-son sur les images, je peux choisir celle-ci, il y a cependant une part qui m’échappe — et c’est sans doute ça qui me plaît dans ce travail de la vidéo : une remise en jeu.
La voix qui accompagne les images du journal évoque peu des événements du jour, de ce qui constitue ma vie privée ou professionnelle. J’ai parfois lu les titres des mèls que je reçois, parfois utilisé ce que je trouvais sur mon fil Twitter. C’est un journal au sens où il reçoit ce qui me traverse, depuis l’extérieur comme depuis l’intérieur, observations, pensées, souvenirs, disques écoutés, sites web ou ouvrages lus... Ce n’est pas un récit, même condensé, de mes journées. Ce sont des fragments de jour, tout comme les images. Fragments qui peuvent aussi être des lectures : extraits d’ouvrages que je suis en train de lire ou viens de terminer, ouvrages qui m’entourent dans mon bureau — ouvrages grigris, ouvrages fétiches comme en lisant en écrivant de Gracq ou les Petits traités de Quignard — et dans lesquels je puise en partie au hasard, ouvrages qui servent d’appui à mes tentatives d’écriture, et ouvrages qui peuvent alimenter la réflexion sur ce travail vidéo, conseillés par Arnaud de la Cotte, comme le Mise en je de Juliette Goursat, ou L’homme imaginaire de Morin. Je lis aussi souvent des extraits du Journal de Kafka, et de Charles Juliet. Kafka parce que j’ai toujours été attiré par ce mélange de notes au quotidien et de fictions brèves, souvent juste esquissées, ce même lieu où écrire les jours et poser les jalons d’une écriture — et parce que Kafka sait noter l’essentiel d’une scène vue, comme ce passage dans une gare : son écriture nous permet de voir, de fabriquer mentalement le film qu’il aurait pu faire. Juliet parce que l’exigence envers soi et l’écriture. Et façon pudique de dire via les journaux des autres ce de quoi on est aussi constitué, , une façon d’explorer la part sombre, une politesse de timide.
2. Images
Les images utilisées sont toujours celles du jour. Il s’agit de 5 ou 6 plans d’une dizaine ou quinzaine de secondes chacun, ce qui aboutit à un journal d’environ une minute, une minute trente. Les plus longs sont occasionnés par des trajets en train, ou en voiture, pendant lesquels ma compagne ou mon fils sont au volant – j’aime beaucoup à ces occasions filmer la mise à nu de la ville par la nuit. Je redécoupe très légèrement ces images et les monte environ une semaine après les avoir prises. Parfois, j’effectue le montage et enregistre et intègre la voix off le même jour, parfois plusieurs jours s’écoulent entre montage des images et ajout de la voix. Ce décalage me permet de ne pas travailler dans l’urgence et d’assurer un rythme quotidien de diffusion sur YouTube.
Ces images peuvent être envisagées comme des documents de la journée, au sens où elles captent l’infime, le passager : une lumière, une fleur, une voix, un nuage... Elles documentent le temps qui passe, font trace de son passage. Elles sont de l’instant conservé. Elles sont reflet du quotidien, de l’ordinaire, un pavillon de banlieue et son jardin, ce qu’on aperçoit depuis ses fenêtres, ce qui s’entasse dans mon bureau. Elles sont le reflet, si on regardait ces journaux dans leur succession, de changements infimes — j’ai beaucoup filmé la rangée de peupliers que j’aperçois depuis mes fenêtres, et celle-ci va disparaître le mois prochain — mais qui pourtant laisse trace dans ma vie et celle de mes proches, et qui aussi font sens, au moins portent des interrogations, notamment quant à l’espace dans lequel nous vivons, la transformation de la ville et de sa périphérie. Pour cette raison, je reviens souvent vers le Quarto consacré à Guy Debord pour en lire des extraits dans le journal, et ainsi l’éclairer.
3. Textes et vidéo
Je garde les textes. Je crois qu’ils ont un intérêt par eux-mêmes, dans la mesure où je les travaille, en tant que formes brèves, elliptiques. Au début, je plaçais sur mon site le pdf pour accompagner la vidéo. Pas sà »r que quiconque soit allé regarder ça. J’ai en tête de rassembler ces textes. Reste à savoir où les publier. Pourquoi pas sur le site ? Mais il serait sans doute plus intéressant d’inventer un objet nouveau, où par exemple passer du texte à la vidéo via un QR code, du texte à la voix, de la vidéo au texte. C’est peut-être en partie là qu’est l’avenir de l’écriture dite numérique, dans une alliance d’approches diverses, texte, voix, images... On pourrait aussi imaginer un livre papier ou numérique avec QR code pour visionner sur la chaîne YouTube. Mais qui pour prendre le risque de l’hybride ?
Il me semble qu’il existe une continuité entre mes écrits publiés sur le site et mes vidéos : une inscription dans le quotidien, une dimension autobiographique, le goà »t pour des choses vues, entendues, une écriture elliptique privilégiant les formes brèves. Ma pratique vidéo est plus régulière que celle de la publication sur le site parce que je parviens mieux à l’intégrer dans le quotidien, et parce que une fois les images prises, ce qui demande moins de 5 minutes par jour, je me sens dans l’obligation d’y associer quelques mots. Et quand je ne trouve rien à dire qui convienne pour le journal, reste la possibilité de lire un extrait d’ouvrage. Ça correspond aussi à un moment de lassitude quant à la publication sur le site, à des interrogations sur l’univers du web dit littéraire — je retrouve avec la vidéo une part de réflexion collective qui me semble essentielle, avec des échanges porteurs via les commentaires sur YouTube [2]. Est en jeu aussi le goà »t pour une expérience de formes nouvelles, une expérimentation, une prise de risque.
La vidéo est révélatrice du rapport au réel : en se tournant vers monde, en en captant des éléments, c’est aussi soi qu’on interroge. Filmer est déclencheur d’une réflexivité, notamment de par ce qu’on choisit de filmer. Dans le journal du 17 septembre, je reviens sur mon goà »t pour les reflets, les ombres, toutes ces formes d’indétermination du réel, auxquelles on pourrait ajouter les eaux qui coulent, les ciels, le jeu des lumières. Filmer permet à la fois de s’inscrire dans le réel quotidien et de basculer vers le rêve. Je filme la soi disant réalité pour mieux y échapper. Edgar Morin, dans Le cinéma ou l’homme imaginaire, cite Jean Tedesco : «  Il me semble que les images mouvantes aient été spécialement inventées pour nous permettre de visualiser nos rêves.  » Filmer, c’est aussi opérer une bascule vers le fantastique [3] — accompagnée d’une fiction écrite ou seulement signifiée par l’image —, ce que je fais aussi sur le site dans des fictions brèves. Un autre lien entre ce que j’ai publié sur le site et ce journal est le temps : l’angoisse générée par le temps, la volonté de mener une activité créatrice si possible quotidienne, la nécessité de s’organiser pour en trouver le temps, le goà »t à saisir l’instant et les traces du temps.
Ce que la vidéo permet en plus, c’est de travailler avec sa voix, ce qui me plaît beaucoup. Je m’en sers chaque jour pour enseigner, je m’en suis servi un temps pour chanter ; l’utiliser pour écrire, revenir à une dimension orale de l’écriture me plaît beaucoup. Il y a beaucoup à faire et à creuser de ce côté-là  : improviser avec sa voix, modifier l’écrit en le disant, théâtraliser son écrit, jouer avec sa voix dans une même production pour dire le jour, introduire la fiction, lire l’écrit d’un autre. Le travail vidéo permet de travailler cette autre dimension, comment on module notre voix, notre souffle, comment on introduit des rythmiques différentes, comment on joue sur les silences.
4. Matériel
Je travaille avec un Samsung Galaxy, et un enregistreur Handy Zoom H2. Logiciel de montage Shotcut. Un matériel très basique, voire low fi... J’aime bien ce côté brut. Et c’est aussi une question de temps, et de coà »t. L’avantage du téléphone, c’est qu’il est discret, et pas encombrant. Travailler avec une caméra, pourquoi pas pour des formes de fictions, mais pas pour le journal. Le journal doit demeurer simple à mener au quotidien, s’y insérer facilement. Et il est certain que l’idée d’une seule machine à textes et à images est séduisante, une machine qui permette l’association/interaction de deux langages. D’ailleurs, au début, j’utilisais le format portrait, en me disant que c’était proche de l’espace de la page. Le format paysage apparaît au bout d’un mois de journal vidéo et s’impose peu à peu. Sans doute aussi parce que se posait alors pour moi la question de la légitimité qu’on peut avoir d’utiliser un nouveau support.
Je n’ai un téléphone que depuis peu, et une des justifications de l’achat — détestant téléphoner — a été d’en faire un carnet de notes [4]. C’est d’ailleurs ainsi que commence le journal, par l’évocation du plaisir à retrouver l’usage d’une forme de carnet. Au début, j’imaginais m’en servir surtout pour écrire, et enregistrer des sons, photographier. L’utilisation de la vidéo a démarré avec le projet de faire un journal.
5. En guise de conclusion
Vu un film sur Alan Turing.
Ce que nos ordis nous permettent à nous de décrypter.
Nos espaces du dedans et du dehors, le mystère d’être.
Nous nous construisons dans nos machines, alors qu’importe d’y laisser une trace durable.
Ni s’inquiéter ni se réjouir que rien de ce qu’on bricole ici ne soit plus lisible dans quelques années.
Longtemps qu’on connait le terme.
Et rien de plus triste qu’un album photos.
Textes et images devenus mystères autant qu’un hiéroglyphe.
Plus rien qu’un code abscons.
(extrait du journal du 2 février)
pour visionner les journaux vidéos du mois en cours
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