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traversée Balzac

CĂ©sar Birotteau

OĂą commencer par les bruits de la ville, et glisser vers un rĂŞve :

Durant les nuits d’hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-HonorĂ© que pendant un instant ; les maraĂ®chers y continuent, en allant Ă la Halle, le mouvement qu’ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d’orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure du matin, la femme de monsieur CĂ©sar Birotteau, marchand parfumeur Ă©tabli près de la place VendĂ´me, fut rĂ©veillĂ©e en sursaut par un Ă©pouvantable rĂŞve.

Mon rêve est accompli, dit la pauvre femme en se laissant tomber sur sa causeuse au coin de son feu, pâle, blême, épouvantée. J’avais prévu tout. Je te l’ai dit dans cette fatale nuit, dans notre ancienne chambre que tu as démolie, il ne nous restera que les yeux pour pleurer.

OĂą le rĂŞve de Madame au dĂ©but de la première partie, la rĂŞverie de Monsieur au dĂ©but de la seconde ou comment l’avenir se dessine dans le rĂŞve et la rĂ©alitĂ© s’impose Ă celui qui en proie aux fantasmes :

Ces pensĂ©es formaient comme un brouillard dans son intelligence peu propre Ă la mĂ©ditation, et il restait debout, cherchant Ă y voir clair. En ce moment apparut dans la rue une figure pour laquelle il Ă©prouvait une violente antipathie, et qui Ă©tait celle de son deuxième propriĂ©taire, le petit Molineux. Tout le monde a fait de ces rĂŞves pleins d’évĂ©nements qui reprĂ©sentent une vie entière, et oĂą revient souvent un ĂŞtre fantastique chargĂ© de mauvaises commissions, le traĂ®tre de la pièce. Molineux semblait Ă Birotteau chargĂ© par le hasard d’un rĂ´le analogue dans sa vie : cette figure avait grimacĂ© diaboliquement au milieu de la fĂŞte, en en regardant les somptuositĂ©s d’un Ĺ“il haineux. En le revoyant, CĂ©sar se souvint d’autant plus des impressions que lui avait causĂ©es ce petit pingre, un mot de son vocabulaire, que Molineux lui fit Ă©prouver une nouvelle rĂ©pulsion en se montrant soudain au milieu de sa rĂŞverie.

J’ai rêvé pendant vingt-deux ans, je me réveille aujourd’hui mon gourdin àla main, dit César redevenu paysan tourangeau.

OĂą dĂ©crire c’est se heurter aux limites de la langue :

Elle tourna péniblement la tête et regarda furtivement àtravers sa chambre, alors pleine de ces pittoresques effets de nuit qui font le désespoir du langage, et semblent appartenir exclusivement au pinceau des peintres de genre. Par quels mots rendre les effroyables zigzags que produisent les ombres portées, les apparences fantastiques des rideaux bombés par le vent, les jeux de la lumière incertaine que projette la veilleuse dans les plis du calicot rouge, les flammes que vomit une patère dont le centre rutilant ressemble àl’œil d’un voleur, l’apparition d’une robe agenouillée, enfin toutes les bizarreries qui effraient l’imagination au moment où elle n’a de puissance que pour percevoir des douleurs et pour les agrandir.

OĂą Balzac sociologue :

Ni toi, ni moi, nous n’avons reçu d’éducation ; nous ne savons point parler, ni faire un serviteur Ă la manière des gens du monde, comment veut-on que nous rĂ©ussissions dans les places du gouvernement ? Je serai heureuse aux TrĂ©sorières, moi ! J’ai toujours aimĂ© les bĂŞtes et les petits oiseaux, je passerai très-bien ma vie Ă prendre soin des poulets, Ă faire la fermière.

Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social àl’autre. Ni madame Birotteau, ni César, ni personne ne pouvait s’introduire sous aucun prétexte au premier étage.

Il est plus difficile d’expliquer la diffĂ©rence qui distingue le grand monde de la bourgeoisie qu’il ne l’est Ă la bourgeoisie de l’effacer. Ces femmes, gĂŞnĂ©es dans leurs toilettes, se savaient endimanchĂ©es et laissaient voir naĂŻvement une joie qui prouvait que le bal Ă©tait une raretĂ© dans leur vie occupĂ©e ; tandis que les trois femmes qui exprimaient chacune une sphère du monde Ă©taient alors comme elles devaient ĂŞtre le lendemain, elles n’avaient pas l’air de s’être habillĂ©es exprès, elles ne se contemplaient pas dans les merveilles inaccoutumĂ©es de leurs parures, ne s’inquiĂ©taient pas de leur effet, tout avait Ă©tĂ© accompli quand devant leur glace elles avaient mis la dernière main Ă l’œuvre de leur toilette de bal ; leurs figures ne rĂ©vĂ©laient rien d’excessif, elles dansaient avec la grâce et le laisser-aller que des gĂ©nies inconnus ont donnĂ©s Ă quelques statues antiques. Les autres, au contraire, marquĂ©es au sceau du travail, gardaient leurs poses vulgaires et s’amusaient trop ; leurs regards Ă©taient inconsidĂ©rĂ©ment curieux, leurs voix ne conservaient point ce lĂ©ger murmure qui donne aux conversations du bal un piquant inimitable ; elles n’avaient pas surtout le sĂ©rieux impertinent qui contient l’épigramme en germe, ni cette tranquille attitude Ă laquelle se reconnaissent les gens habituĂ©s Ă conserver un grand empire sur eux-mĂŞmes.

OĂą Balzac Ă©crit son dictionnaire des idĂ©es reçues :

MĂŞlĂ© constamment Ă des gens Ă qui les sciences, les lettres Ă©taient indiffĂ©rentes, et dont l’instruction n’embrassait que des spĂ©cialitĂ©s ; n’ayant pas de temps pour se livrer Ă des Ă©tudes Ă©levĂ©es, le parfumeur devint un homme pratique. Il Ă©pousa forcĂ©ment le langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris qui admire Molière, Voltaire et Rousseau sur parole, qui achète leurs Ĺ“uvres sans les lire ; qui soutient que l’on doit dire ormoire, parce que les femmes serraient dans ces meubles leur or et leurs robes autrefois presque toujours en moire, et que l’on a dit par corruption armoire. Pottier, Talma, mademoiselle Mars, Ă©taient dix fois millionnaires et ne vivaient pas comme les autres humains : le grand tragĂ©dien mangeait de la chair crue, mademoiselle Mars faisait parfois fricasser des perles, pour imiter une cĂ©lèbre actrice Ă©gyptienne. L’Empereur avait dans ses gilets des poches en cuir pour pouvoir prendre son tabac par poignĂ©es, il montait Ă cheval au grand galop l’escalier de l’orangerie de Versailles. Les Ă©crivains, les artistes mouraient Ă l’hĂ´pital par suite de leurs originalitĂ©s ; ils Ă©taient tous athĂ©es, il fallait bien se garder de les recevoir chez soi. Joseph Lebas citait avec effroi l’histoire du mariage de sa belle-sĹ“ur Augustine avec le peintre Sommervieux. Les astronomes vivaient d’araignĂ©es. Ces points lumineux de leurs connaissances en langue française, en art dramatique, en politique, en littĂ©rature, en science, expliquent la portĂ©e de ces intelligences bourgeoises.

OĂą, dans ce rĂ©cit oĂą beaucoup de prĂŞte-noms, encore et toujours l’importance du nom :

Enfin elle cria : — Birotteau ! et ne reçut aucune rĂ©ponse. Elle croyait avoir criĂ© le nom, et ne l’avait prononcĂ© que mentalement. (et dĂ©jĂ Birotteau s’efface)

D’abord, il se nommait simplement Ferdinand, son nom de famille. Cette anonymie lui parut un immense avantage au moment où Napoléon pressa les familles pour y trouver des soldats. Il était cependant né quelque part, par le fait de quelque cruelle et voluptueuse fantaisie. [...] Le bon prêtre recueillit l’enfant, lui donna le nom du saint inscrit au calendrier ce jour-là, le nourrit et l’éleva comme son enfant. [...] En 1813, il jugea nécessaire de constater son âge et de se donner un état civil, en requérant au tribunal des Andelys un jugement qui fît passer son acte de baptême des registres du presbytère sur ceux de la mairie, et il y obtint une rectification en demandant qu’on y insérât le nom de du Tillet sous lequel il s’était fait connaître, autorisé par le fait de son exposition dans la commune.

il sentit donc la nécessité d’avoir àlui l’un de ces mannequins vivants nommés dans la langue commerciale hommes de paille.

Les valeurs que Claparon recevrait de Birotteau seraient escomptées par un des usuriers de qui du Tillet pouvait emprunter le nom, pour précipiter Birotteau dans les abîmes d’une faillite, quand Roguin lui enlèverait ses fonds.

Les valeurs que Claparon recevrait de Birotteau seraient escomptées par un des usuriers de qui du Tillet pouvait emprunter le nom, pour précipiter Birotteau dans les abîmes d’une faillite, quand Roguin lui enlèverait ses fonds.

Je ne connais pas ces signatures-lĂ , dit le parfumeur. — Mais nous avons de si drĂ´les de noms dans les cannes et les parapluies, c’est des colporteurs !

Je ne conteste pas les lumières de monsieur Roguin, vieux nom bien connu dans le notariat parisien ; mais j’ai mes petites habitudes, je fais mes affaires moi-mĂŞme, manie assez excusable, et mon notaire est…

Vous aurez votre CĂ©sarine ou je ne m’appellerai pas l’ILLUSTRE ! nom que m’a donnĂ© le père Finot, pour avoir fait rĂ©ussir ses chapeaux gris.

Inviterais-tu les deux messieurs de Vandenesse, monsieur de Marsay, monsieur de Ronquerolles, monsieur d’Aiglemont, enfin tes pratiques ? Tu es fou, les grandeurs te tournent la tĂŞte. — Oui, mais monsieur le comte de Fontaine et sa famille. Hein ! celui-lĂ venait sous son nom de GRAND-JACQUES, avec LE GARS, qui Ă©tait monsieur le marquis de Montauran, et monsieur de La Billardière, qui s’appelait LE NANTAIS, Ă la Reine des Roses, avant la grande affaire du treize vendĂ©miaire. C’était alors des poignĂ©es de main ! Mon cher Birotteau, du courage ! faites-vous tuer comme nous pour la bonne cause ! Nous sommes d’anciens camarades de conspirations.

Du Tillet ne mit pas de point sur l’i de son nom. Pour ceux avec lesquels il faisait des affaires, cette erreur volontaire était un signe de convention. Les recommandations les plus vives, les chaudes et favorables instances de sa lettre ne signifiaient rien alors. [...] Beaucoup de gens du monde et des plus considérables sont joués ainsi comme des enfants par les gens d’affaires, par les banquiers, par les avocats, qui tous ont une double signature, l’une morte, l’autre vivante.

Ni Popinot ni Pillerault ne pouvaient savoir que Bidault dit Gigonnet, et Claparon Ă©taient du Tillet sous une double forme

OĂą pas d’ascension sans chute (et la fragilitĂ© de ce monde) :

Toute existence a son apogĂ©e, une Ă©poque pendant laquelle les causes agissent et sont en rapport exact avec les rĂ©sultats. Ce midi de la vie, oĂą les forces vives s’équilibrent et se produisent dans tout leur Ă©clat, est non-seulement commun aux ĂŞtres organisĂ©s, mais encore aux citĂ©s, aux nations, aux idĂ©es, aux institutions, aux commerces, aux entreprises qui, semblables aux races nobles et aux dynasties, naissent, s’élèvent et tombent. D’oĂą vient la rigueur avec laquelle ce thème de croissance et de dĂ©croissance s’applique Ă tout ce qui s’organise ici-bas ? car la mort elle-mĂŞme a, dans les temps de flĂ©au, son progrès, son ralentissement, sa recrudescence et son sommeil. Notre globe lui-mĂŞme est peut-ĂŞtre une fusĂ©e un peu plus durable que les autres. L’histoire, en redisant les causes de la grandeur et de la dĂ©cadence de tout ce qui fut ici-bas, pourrait avertir l’homme du moment oĂą il doit arrĂŞter le jeu de toutes ses facultĂ©s ; mais ni les conquĂ©rants, ni les acteurs, ni les femmes, ni les auteurs n’en Ă©coutent la voix salutaire.

OĂą Ă©crire l’infime, ici le bourgeois :

Puisse cette histoire ĂŞtre le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n’a songĂ©, tant elles semblent dĂ©nuĂ©es de grandeur, tandis qu’elles sont au mĂŞme titre immenses : il ne s’agit pas d’un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs.

OĂą Ă©crire les corps :

N’est-ce pas une flatterie sociale un peu trop prolongĂ©e que de toujours peindre les hommes sous de fausses couleurs, et de ne pas rĂ©vĂ©ler quelques-uns des vrais principes de leurs vicissitudes, si souvent causĂ©es par la maladie ? Le mal physique, considĂ©rĂ© dans ses ravages moraux, examinĂ© dans ses influences sur le mĂ©canisme de la vie, a peut-ĂŞtre Ă©tĂ© jusqu’ici trop nĂ©gligĂ© par les historiens des mĹ“urs.

OĂą, comme chez Grandet, un escalier :

Je retourne l’escalier, afin d’aller de plain-pied d’une maison Ă l’autre. Nous aurons alors un grand appartement meublĂ© aux oiseaux !

Tu as donc dĂ©jĂ oubliĂ© ce que je viens de te dire relativement Ă l’escalier et Ă ma location dans la maison voisine que j’ai arrangĂ©e avec le marchand de parapluies, Cayron ?

Enfin j’ai àfaire retourner chez moi l’escalier, pour changer le palier afin d’établir le plain-pied. Voilàbien des frais, je ne veux pas me ruiner.

OĂą le charme du petit propriĂ©taire :

Ainsi, le bonhomme ne rĂ©parait rien, aucune cheminĂ©e ne fumait, ses escaliers Ă©taient propres, ses plafonds blancs, ses corniches irrĂ©prochables, les parquets inflexibles sur leurs lambourdes, les peintures satisfaisantes ; la serrurerie n’avait jamais que trois ans, aucune vitre ne manquait, les fĂŞlures n’existaient pas, il ne voyait de cassures au carrelage que quand on quittait les lieux, et il se faisait assister pour les recevoir d’un serrurier, d’un peintre-vitrier, gens, disait-il, fort accommodants. Le preneur Ă©tait d’ailleurs libre d’amĂ©liorer ; mais si l’imprudent restaurait son appartement, le petit Molineux pensait nuit et jour Ă la manière de le dĂ©loger pour rĂ©occuper l’appartement fraĂ®chement dĂ©corĂ© ; il le guettait, l’attendait et entamait la sĂ©rie de ses mauvais procĂ©dĂ©s. Toutes les finesses de la lĂ©gislation parisienne sur les baux, il les connaissait. Processif, Ă©crivailleur, il minutait des lettres douces et polies Ă ses locataires ; mais au fond de son style comme sous sa mine fade et prĂ©venante se cachait l’âme de Shylock. Il lui fallait toujours six mois d’avance, imputables sur le dernier terme du bail, et le cortège des Ă©pineuses conditions qu’il avait inventĂ©es. Il vĂ©rifiait si les lieux Ă©taient garnis de meubles suffisants pour rĂ©pondre du loyer. Avait-il un nouveau locataire, il le soumettait Ă la police de ses renseignements, car il ne voulait pas certains Ă©tats, le plus lĂ©ger marteau l’effrayait.

OĂą l’homme de lettres se fait communicant :

Il commençait alors Ă reconnaĂ®tre en lui-mĂŞme qu’il ne possĂ©dait aucun talent littĂ©raire ; il pensait Ă rester dans la littĂ©rature en exploiteur, Ă y monter sur l’épaule des gens spirituels, Ă y faire des affaires au lieu d’y faire des Ĺ“uvres mal payĂ©es. En ce moment, il avait Ă©puisĂ© l’humilitĂ© des dĂ©marches et l’humiliation des tentatives ; il allait, comme les gens de haute portĂ©e financière, se retourner et devenir impertinent par parti pris. Mais il lui fallait une première mise de fonds, Gaudissart la lui avait montrĂ©e Ă toucher dans la mise en scène de l’huile Popinot. — Vous traiterez pour son compte avec les journaux, mais ne le rouez pas, autrement nous aurions un duel Ă mort ; donnez-lui-en pour son argent !

OĂą la liste des livres qu’il convient d’acheter et ne pas lire (lesquels aujourd’hui ?) :

CĂ©sarine avait jetĂ© toutes ses Ă©conomies de jeune fille dans le comptoir d’un libraire, pour offrir Ă son père : Bossuet, Racine, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Molière, Buffon, FĂ©nelon, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, La Fontaine, Corneille, Pascal, La Harpe, enfin cette bibliothèque vulgaire qui se trouve partout et que son père ne lirait jamais.

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