OĂą l’observateur sait se fondre dans la foule :
Une seule passion m’entraînait en dehors de mes habitudes studieuses ; mais n’était-ce pas encore de l’étude ? j’allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères. Aussi mal vêtu que les ouvriers, indifférent au décorum, je ne les mettais point en garde contre moi ; je pouvais me mêler à leurs groupes, les voir concluant leurs marchés, et se disputant à l’heure où ils quittent le travail. Chez moi l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.
Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais Ă les suivre depuis le boulevard du Pont-aux-Choux jusqu’au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d’abord de la pièce qu’ils avaient vue ; de fil en aiguille, ils arrivaient Ă leurs affaires ; la mère tirait son enfant par la main, sans Ă©couter ni ses plaintes ni ses demandes ; les deux Ă©poux comptaient l’argent qui leur serait payĂ© le lendemain, ils le dĂ©pensaient de vingt manières diffĂ©rentes. C’était alors des dĂ©tails de mĂ©nage, des dolĂ©ances sur le prix excessif des pommes de terre, ou sur la longueur de l’hiver et le renchĂ©rissement des mottes, des reprĂ©sentations Ă©nergiques sur ce qui Ă©tait dĂ » au boulanger ; enfin des discussions qui s’envenimaient, et oĂą chacun d’eux dĂ©ployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais Ă©pouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percĂ©s ; leurs dĂ©sirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rĂŞve d’un homme Ă©veillĂ©. Je m’échauffais avec eux contre les chefs d’atelier qui les tyrannisaient, ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultĂ©s morales, et jouer ce jeu Ă volontĂ©, telle Ă©tait ma distraction.
Où convoquer la littérature pour décrire :
Figurez-vous le masque en plâtre de Dante, Ă©clairĂ© par la lueur rouge du quinquet, et surmontĂ© d’une forĂŞt de cheveux d’un blanc argentĂ©. L’expression amère et douloureuse de cette magnifique tĂŞte Ă©tait agrandie par la cĂ©citĂ©, car les yeux morts revivaient par la pensĂ©e ; il s’en Ă©chappait comme une lueur brĂ »lante, produite par un dĂ©sir unique, incessant, Ă©nergiquement inscrit sur un front bombĂ© que traversaient des rides pareilles aux assises d’un vieux mur.
Quelque chose de grand et de despotique se rencontrait dans ce vieil Homère qui gardait en lui-même une Odyssée condamnée à l’oubli.
OĂą toujours le nom :
Pourquoi vous appellent-ils donc le doge ? lui demandai-je.
— Ah ! une farce, me dit-il, je suis patricien de Venise, et j’aurais été doge tout comme un autre.
— Comment vous nommez-vous donc ?
— Ici, me dit-il, le père Canet. Mon nom n’a jamais pu s’écrire autrement sur les registres ; mais, en italien, c’est Marco Facino Cane, principe de Varese.
— Comment ? vous descendez du fameux condottiere Facino Cane dont les conquêtes ont passé aux ducs de Milan ?
— E vero, me dit-il. Dans ce temps-lĂ , pour n’être pas tuĂ© par les Visconti, le fils de Cane s’est rĂ©fugiĂ© Ă Venise et s’est fait inscrire sur le Livre d’or. Mais il n’y a pas plus de Cane maintenant que de livre. Et il fit un geste effrayant de patriotisme Ă©teint et de dĂ©goĂ »t pour les choses humaines.
Pendant cinq ans, je me cachai dans Madrid ; puis, en 1770, je vins à Paris sous un nom espagnol, et menai le train le plus brillant. Bianca était morte. Au milieu de mes voluptés, quand je jouissais d’une fortune de six millions, je fus frappé de cécité. Je ne doute pas que cette infirmité ne soit le résultat de mon séjour dans le cachot, de mes travaux dans la pierre, si toutefois ma faculté de voir l’or n’emportait pas un abus de la puissance visuelle qui me prédestinait à perdre les yeux. En ce moment, j’aimais une femme à laquelle je comptais lier mon sort ; je lui avais dit le secret de mon nom, elle appartenait à une famille puissante, j’espérais tout de la faveur que m’accordait Louis XV ; j’avais mis ma confiance en cette femme, qui était l’amie de madame du Barry ; elle me conseilla de consulter un fameux oculiste de Londres : mais, après quelques mois de séjour dans cette ville, j’y fus abandonné par cette femme dans Hyde-Park, elle m’avait dépouillé de toute ma fortune sans me laisser aucune ressource ; car, obligé de cacher mon nom, qui me livrait à la vengeance de Venise, je ne pouvais invoquer l’assistance de personne, je craignais Venise.
OĂą la vie tient Ă une inscription permettant de lire l’espace :
Toutes les fois que le geôlier m’apportait à manger, je lisais des indications écrites sur les murs, comme : côté du palais, côté du canal, côté du souterrain, et je finis par apercevoir un plan dont le sens m’inquiétait peu, mais explicable par l’état actuel du palais ducal qui n’est pas terminé. Avec le génie que donne le désir de recouvrer la liberté, je parvins à déchiffrer, en tâtant du bout des doigts la superficie d’une pierre, une inscription arabe par laquelle l’auteur de ce travail avertissait ses successeurs qu’il avait détaché deux pierres de la dernière assise, et creusé onze pieds de souterrain.
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