// Vous lisez...

traversée Balzac

Facino Cane

OĂą l’observateur sait se fondre dans la foule :

Une seule passion m’entraĂ®nait en dehors de mes habitudes studieuses ; mais n’était-ce pas encore de l’étude ? j’allais observer les mĹ“urs du faubourg, ses habitants et leurs caractères. Aussi mal vĂŞtu que les ouvriers, indiffĂ©rent au dĂ©corum, je ne les mettais point en garde contre moi ; je pouvais me mĂŞler Ă leurs groupes, les voir concluant leurs marchĂ©s, et se disputant Ă l’heure oĂą ils quittent le travail. Chez moi l’observation Ă©tait dĂ©jĂ devenue intuitive, elle pĂ©nĂ©trait l’âme sans nĂ©gliger le corps ; ou plutĂ´t elle saisissait si bien les dĂ©tails extĂ©rieurs, qu’elle allait sur-le-champ au delĂ  ; elle me donnait la facultĂ© de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer Ă lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais Ă les suivre depuis le boulevard du Pont-aux-Choux jusqu’au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d’abord de la pièce qu’ils avaient vue ; de fil en aiguille, ils arrivaient Ă leurs affaires ; la mère tirait son enfant par la main, sans Ă©couter ni ses plaintes ni ses demandes ; les deux Ă©poux comptaient l’argent qui leur serait payĂ© le lendemain, ils le dĂ©pensaient de vingt manières diffĂ©rentes. C’était alors des dĂ©tails de mĂ©nage, des dolĂ©ances sur le prix excessif des pommes de terre, ou sur la longueur de l’hiver et le renchĂ©rissement des mottes, des reprĂ©sentations Ă©nergiques sur ce qui Ă©tait dĂ » au boulanger ; enfin des discussions qui s’envenimaient, et oĂą chacun d’eux dĂ©ployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais Ă©pouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percĂ©s ; leurs dĂ©sirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rĂŞve d’un homme Ă©veillĂ©. Je m’échauffais avec eux contre les chefs d’atelier qui les tyrannisaient, ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultĂ©s morales, et jouer ce jeu Ă volontĂ©, telle Ă©tait ma distraction.

OĂą convoquer la littĂ©rature pour dĂ©crire :

Figurez-vous le masque en plâtre de Dante, Ă©clairĂ© par la lueur rouge du quinquet, et surmontĂ© d’une forĂŞt de cheveux d’un blanc argentĂ©. L’expression amère et douloureuse de cette magnifique tĂŞte Ă©tait agrandie par la cĂ©citĂ©, car les yeux morts revivaient par la pensĂ©e ; il s’en Ă©chappait comme une lueur brĂ »lante, produite par un dĂ©sir unique, incessant, Ă©nergiquement inscrit sur un front bombĂ© que traversaient des rides pareilles aux assises d’un vieux mur.

Quelque chose de grand et de despotique se rencontrait dans ce vieil Homère qui gardait en lui-même une Odyssée condamnée àl’oubli.

OĂą toujours le nom :

Pourquoi vous appellent-ils donc le doge ? lui demandai-je.

— Ah ! une farce, me dit-il, je suis patricien de Venise, et j’aurais Ă©tĂ© doge tout comme un autre.

— Comment vous nommez-vous donc ?

— Ici, me dit-il, le père Canet. Mon nom n’a jamais pu s’écrire autrement sur les registres ; mais, en italien, c’est Marco Facino Cane, principe de Varese.

— Comment ? vous descendez du fameux condottiere Facino Cane dont les conquĂŞtes ont passĂ© aux ducs de Milan ?

— E vero, me dit-il. Dans ce temps-lĂ , pour n’être pas tuĂ© par les Visconti, le fils de Cane s’est rĂ©fugiĂ© Ă Venise et s’est fait inscrire sur le Livre d’or. Mais il n’y a pas plus de Cane maintenant que de livre. Et il fit un geste effrayant de patriotisme Ă©teint et de dĂ©goĂ »t pour les choses humaines.

Pendant cinq ans, je me cachai dans Madrid ; puis, en 1770, je vins Ă Paris sous un nom espagnol, et menai le train le plus brillant. Bianca Ă©tait morte. Au milieu de mes voluptĂ©s, quand je jouissais d’une fortune de six millions, je fus frappĂ© de cĂ©citĂ©. Je ne doute pas que cette infirmitĂ© ne soit le rĂ©sultat de mon sĂ©jour dans le cachot, de mes travaux dans la pierre, si toutefois ma facultĂ© de voir l’or n’emportait pas un abus de la puissance visuelle qui me prĂ©destinait Ă perdre les yeux. En ce moment, j’aimais une femme Ă laquelle je comptais lier mon sort ; je lui avais dit le secret de mon nom, elle appartenait Ă une famille puissante, j’espĂ©rais tout de la faveur que m’accordait Louis XV ; j’avais mis ma confiance en cette femme, qui Ă©tait l’amie de madame du Barry ; elle me conseilla de consulter un fameux oculiste de Londres : mais, après quelques mois de sĂ©jour dans cette ville, j’y fus abandonnĂ© par cette femme dans Hyde-Park, elle m’avait dĂ©pouillĂ© de toute ma fortune sans me laisser aucune ressource ; car, obligĂ© de cacher mon nom, qui me livrait Ă la vengeance de Venise, je ne pouvais invoquer l’assistance de personne, je craignais Venise.

OĂą la vie tient Ă une inscription permettant de lire l’espace :

Toutes les fois que le geĂ´lier m’apportait Ă manger, je lisais des indications Ă©crites sur les murs, comme : cĂ´tĂ© du palais, cĂ´tĂ© du canal, cĂ´tĂ© du souterrain, et je finis par apercevoir un plan dont le sens m’inquiĂ©tait peu, mais explicable par l’état actuel du palais ducal qui n’est pas terminĂ©. Avec le gĂ©nie que donne le dĂ©sir de recouvrer la libertĂ©, je parvins Ă dĂ©chiffrer, en tâtant du bout des doigts la superficie d’une pierre, une inscription arabe par laquelle l’auteur de ce travail avertissait ses successeurs qu’il avait dĂ©tachĂ© deux pierres de la dernière assise, et creusĂ© onze pieds de souterrain.

Commentaires

Pas de Message - Forum fermé