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traversée Balzac

La fille aux yeux d’or

OĂą le rĂ©cit dĂ©bute par les visages parisiens (et oĂą Paris est un enfer) :

Un des spectacles oĂą se rencontre le plus d’épouvantement est certes l’aspect gĂ©nĂ©ral de la population parisienne, peuple horrible Ă voir, hâve, jaune, tannĂ©. Paris n’est-il pas un vaste champ incessamment remuĂ© par une tempĂŞte d’intĂ©rĂŞts sous laquelle tourbillonne une moisson d’hommes que la mort fauche plus souvent qu’ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrĂ©s, dont les visages contournĂ©s, tordus, rendent par tous les pores l’esprit, les dĂ©sirs, les poisons dont sont engrossĂ©s leurs cerveaux ; non pas des visages, mais bien des masques : masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous extĂ©nuĂ©s, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante aviditĂ© ? Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir ?

Quelques observations sur l’âme de Paris peuvent expliquer les causes de sa physionomie cadavĂ©reuse qui n’a que deux âges, ou la jeunesse ou la caducitĂ© : jeunesse blafarde et sans couleur, caducitĂ© fardĂ©e qui veut paraĂ®tre jeune. En voyant ce peuple exhumĂ©, les Ă©trangers, qui ne sont pas tenus de rĂ©flĂ©chir, Ă©prouvent tout d’abord un mouvement de dĂ©goĂ »t pour cette capitale, vaste atelier de jouissance, d’oĂą bientĂ´t eux-mĂŞmes ils ne peuvent sortir, et restent Ă s’y dĂ©former volontiers. Peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teinte presque infernale des figures parisiennes, car ce n’est pas seulement par plaisanterie que Paris a Ă©tĂ© nommĂ© un enfer. Tenez ce mot pour vrai. LĂ , tout fume, tout brĂ »le, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, Ă©tincelle, pĂ©tille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente, ni plus cuisante. Cette nature sociale toujours en fusion semble se dire après chaque Ĺ“uvre finie : — Ă€ une autre ! comme se le dit la nature elle-mĂŞme. Comme la nature, cette nature sociale s’occupe d’insectes, de fleurs d’un jour, de bagatelles, d’éphĂ©mères, et jette aussi feu et flamme par son Ă©ternel cratère.

OĂą l’argent règne en maĂ®tre Ă Paris :

Ă€ Paris, aucun sentiment ne rĂ©siste au jet des choses, et leur courant oblige Ă une lutte qui dĂ©tend les passions : l’amour y est un dĂ©sir, et la haine une vellĂ©itĂ© : il n’y a lĂ de vrai parent que le billet de mille francs, d’autre ami que le Mont-de-PiĂ©tĂ©. Ce laisser-aller gĂ©nĂ©ral porte ses fruits ; et, dans le salon, comme dans la rue personne n’y est de trop, personne n’y est absolument utile, ni absolument nuisible : les sots et les fripons comme les gens d’esprit ou de probitĂ©. Tout y est tolĂ©rĂ©, le gouvernement et la guillotine, la religion et le cholĂ©ra. Vous convenez toujours Ă ce monde, vous n’y manquez jamais. Qui donc domine en ce pays sans mĹ“urs, sans croyance, sans aucun sentiment ; mais d’oĂą partent et oĂą aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mĹ“urs ? L’or et le plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumière et parcourez cette grande cage de plâtre, cette ruche Ă ruisseaux noirs, et suivez-y les serpenteaux de cette pensĂ©e qui l’agite, la soulève, la travaille !

hĂ© ! bien, ce sous-chef est venu promettre Ă ce monde de sueur et de volontĂ©, d’étude et de patience, un salaire excessif, soit au nom des caprices de la ville, soit Ă la voix du monstre nommĂ© SpĂ©culation. Alors ces quadrumanes se sont mis Ă veiller, pâtir, travailler, jurer, jeĂ »ner, marcher ; tous se sont excĂ©dĂ©s pour gagner cet or qui les fascine.

OĂą l’ouvrier s’est vulcanisĂ© :

Ces hommes, nĂ©s sans doute pour ĂŞtre beaux, car toute crĂ©ature a sa beautĂ© relative, se sont enrĂ©gimentĂ©s, dès l’enfance, sous le commandement de la force, sous le règne du marteau, des cisailles, de la filature, et se sont promptement vulcanisĂ©s. Vulcain, avec sa laideur et sa force, n’est-il pas l’emblème de cette laide et forte nation, sublime d’intelligence mĂ©canique, patiente Ă ses heures, terrible un jour par siècle, inflammable comme la poudre, et prĂ©parĂ©e Ă l’incendie rĂ©volutionnaire par l’eau-de-vie, enfin assez spirituelle pour prendre feu sur un mot captieux qui signifie toujours pour elle : or et plaisir !

OĂą la filiation avec Dante :

Nous voici donc amenés au troisième cercle de cet enfer, qui, peut-être un jour, aura son Dante.

OĂą est Ă©voquĂ© le statut de l’artiste :

Au-dessus de cette sphère, vit le monde artiste. Mais lĂ encore, les visages, marquĂ©s du sceau de l’originalitĂ©, sont noblement brisĂ©s, mais brisĂ©s, fatiguĂ©s, sinueux. ExcĂ©dĂ©s par un besoin de produire, dĂ©passĂ©s par leurs coĂ »teuses fantaisies, lassĂ©s par un gĂ©nie dĂ©voreur, affamĂ©s de plaisir, les artistes de Paris veulent tous regagner par d’excessifs travaux les lacunes laissĂ©es par la paresse, et cherchent vainement Ă concilier le monde et la gloire, l’argent et l’art. En commençant, l’artiste est sans cesse haletant sous le crĂ©ancier ; ses besoins enfantent les dettes, et ses dettes lui demandent ses nuits.

OĂą l’on ne peut envier le visage des riches :

Cette vie creuse, cette attente continuelle d’un plaisir qui n’arrive jamais, cet ennui permanent, cette inanitĂ© d’esprit, de cĹ“ur et de cervelle, cette lassitude du grand raoĂ »t parisien se reproduisent sur les traits, et confectionnent ces visages de carton, ces rides prĂ©maturĂ©es, cette physionomie des riches oĂą grimace l’impuissance, oĂą se reflète l’or, et d’oĂą l’intelligence a fui.

OĂą ce portrait de Paris en bateau :

Cette vue de Paris moral prouve que le Paris physique ne saurait ĂŞtre autrement qu’il n’est. Cette ville Ă diadème est une reine qui, toujours grosse, a des envies irrĂ©sistiblement furieuses. Paris est la tĂŞte du globe, un cerveau qui crève de gĂ©nie et conduit la civilisation humaine, un grand homme, un artiste incessamment crĂ©ateur, un politique Ă seconde vue qui doit nĂ©cessairement avoir les rides du cerveau, les vices du grand homme, les fantaisies de l’artiste et les blasements du politique. Sa physionomie sous-entend la germination du bien et du mal, le combat et la victoire ; la bataille morale de 89 dont les trompettes retentissent encore dans tous les coins du monde ; et aussi l’abattement de 1814. Cette ville ne peut donc pas ĂŞtre plus morale, ni plus cordiale, ni plus propre que ne l’est la chaudière motrice de ces magnifiques pyroscaphes que vous admirez fendant les ondes ! Paris n’est-il pas un sublime vaisseau chargĂ© d’intelligence ? Oui, ses armes sont un de ces oracles que se permet quelquefois la fatalitĂ©. La Ville de Paris a son grand mât tout de bronze, sculptĂ© de victoires, et pour vigie NapolĂ©on. Cette nauf a bien son tangage et son roulis ; mais elle sillonne le monde, y fait feu par les cent bouches de ses tribunes, laboure les mers scientifiques, y vogue Ă pleines voiles, crie du haut de ses huniers par la voix de ses savants et de ses artistes : — « En avant, marchez ! suivez-moi !  » Elle porte un Ă©quipage immense qui se plaĂ®t Ă la pavoiser de nouvelles banderoles. Ce sont mousses et gamins riant dans les cordages ; lest de lourde bourgeoisie ; ouvriers et matelots goudronnĂ©s ; dans ses cabines, les heureux passagers ; d’élĂ©gants midshipmen fument leurs cigares, penchĂ©s sur le bastingage ; puis sur le tillac, ses soldats, novateurs ou ambitieux, vont aborder Ă tous les rivages, et, tout en y rĂ©pandant de vives lueurs, demandent de la gloire qui est un plaisir, ou des amours qui veulent de l’or.

OĂą de nouveau le flâneur parisien :

l’heureuse et molle espèce des flâneurs, les seuls gens réellement heureux àParis, et qui en dégustent àchaque heure les mouvantes poésies

OĂą la paternitĂ© est dĂ©faillante :

Le pauvre Henri de Marsay ne rencontra de père que dans celui des deux qui n’était pas obligĂ© de l’être. La PaternitĂ© de monsieur de Marsay fut naturellement très-incomplète. Les enfants n’ont, dans l’ordre naturel, de père que pendant peu de moments ; et le gentilhomme imita la nature. Le bonhomme n’eĂ »t pas vendu son nom s’il n’avait point eu de vices. Alors il mangea sans remords dans les tripots, et but ailleurs le peu de semestres que payait aux rentiers le trĂ©sor national. Puis il livra l’enfant Ă une vieille sĹ“ur, une demoiselle de Marsay, qui en eut grand soin, et lui donna, sur la maigre pension allouĂ©e par son frère, un prĂ©cepteur, un abbĂ© sans sou, ni maille, qui toisa l’avenir du jeune homme et rĂ©solut de se payer, sur les cent mille livres de rente, des soins donnĂ©s Ă son pupille, qu’il prit en affection.

OĂą le nom :

La guerre continentale empĂŞcha le jeune de Marsay de connaĂ®tre son vrai père dont il est douteux qu’il sĂ »t le nom.

Elle vient quelquefois ici, c’est la Fille aux yeux d’or. Nous lui avons donné ce nom-là.

Tenez, voici le nom de votre gibier, dit-il en prenant dans sa boite de cuir une lettre qui portait le timbre de Londres et sur laquelle cette adresse :
Ă€ Mademoiselle
Paquita Valdès,
Rue Saint-Lazare, hĂ´tel de San-RĂ©al.
Paris.

Dame, monsieur Laurent, je me nomme Moinot. Mon nom s’écrit absolument comme un moineau : M-o-i-n-o-t, not, Moinot.

OĂą l’Ă©rotisme du pied :

La fille aux yeux d’or avait ce pied bien attaché, mince, recourbé, qui offre tant d’attraits aux imaginations friandes. Aussi était-elle élégamment chaussée, et portait-elle une robe courte.

OĂą toujours la comĂ©die :

Il allait jouer cette Ă©ternelle vieille comĂ©die qui sera toujours neuve, et dont les personnages sont un vieillard, une jeune fille et un amoureux : don Hijos, Paquita, de Marsay. Si Laurent valait Figaro, la duègne paraissait incorruptible. Ainsi, la pièce vivante Ă©tait plus fortement nouĂ©e par le hasard qu’elle ne l’avait jamais Ă©tĂ© par aucun auteur dramatique !

OĂą traverser la ville, comme une perte :

Henri fut si rapidement emporté dans Paris, et ses pensées lui laissèrent si peu de faculté de faire attention aux rues par lesquelles il passait, qu’il ne sut où la voiture s’arrêta.

OĂą la rĂ©fĂ©rence Ă Radcliffe (et de la lecture comme expĂ©rience du rĂ©el) :

Il reconnut cette sensation que lui procurait la lecture d’un de ces romans d’Anne Radcliffe où le héros traverse les salles froides, sombres, inhabitées, de quelque lieu triste et désert.

OĂą Balzac commente Rousseau :

La certitude de cette affection confuse, mais rĂ©elle chez les âmes qui ne sont ni Ă©clairĂ©es par cette lumière cĂ©leste, ni parfumĂ©es de ce baume saint d’oĂą nous vient la pertinacitĂ© du sentiment, a dictĂ© sans doute Ă Rousseau les aventures de milord Édouard, par lesquelles sont terminĂ©es les lettres de La Nouvelle-HĂ©loĂŻse. Si Rousseau s’est Ă©videmment inspirĂ© de l’œuvre de Richardson, il s’en est Ă©loignĂ© par mille dĂ©tails qui laissent son monument magnifiquement original ; il l’a recommandĂ© Ă la postĂ©ritĂ© par de grandes idĂ©es qu’il est difficile de dĂ©gager par l’analyse, quand, dans la jeunesse, on lit cet ouvrage avec le dessein d’y trouver la chaude peinture du plus physique de nos sentiments, tandis que les Ă©crivains sĂ©rieux et philosophes n’en emploient jamais les images que comme la consĂ©quence ou la nĂ©cessitĂ© d’une vaste pensĂ©e ; et les aventures de milord Édouard sont une des idĂ©es les plus europĂ©ennement dĂ©licates de cette Ĺ“uvre.

OĂą seul dans la ville au petit matin :

Il se trouva sur le boulevard Montmartre au petit jour, regarda stupidement l’équipage qui s’enfuyait, tira deux cigares de sa poche, en alluma un Ă la lanterne d’une bonne femme qui vendait de l’eau-de-vie et du cafĂ© aux ouvriers, aux gamins, aux maraĂ®chers, Ă toute cette population parisienne qui commence sa vie avant le jour ; puis il s’en alla, fumant son cigare, et mettant ses mains dans les poches de son pantalon avec une insouciance vraiment dĂ©shonorante.

OĂą il est question du grand livre du monde :

On nous parle de l’immoralitĂ© des Liaisons Dangereuses, et de je ne sais quel autre livre qui a un nom de femme de chambre ; mais il existe un livre horrible, sale, Ă©pouvantable, corrupteur, toujours ouvert, qu’on ne fermera jamais, le grand livre du monde, sans compter un autre livre mille fois plus dangereux, qui se compose de tout ce qui se dit Ă l’oreille, entre hommes, ou sous l’éventail entre femmes, le soir, au bal.

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