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traversée Balzac

Ferragus, chef des DĂ©vorants

prĂ©face Ă l’Histoire des Treize

OĂą est convoquĂ© le patronage de Radcliffe :
Depuis la mort de Napoléon, un hasard que l’auteur doit taire encore a dissous les liens de cette vie secrète, curieuse, autant que peut l’être le plus noir des romans de madame Radcliffe.

OĂą Balzac prĂ©tend avoir rencontrĂ© ses personnages :

La permission assez étrange de raconter àsa guise quelques-unes des aventures arrivées àces hommes, tout en respectant certaines convenances, ne lui a été que récemment donnée par un de ces héros anonymes auxquels la société tout entière fut occultement soumise, et chez lequel il croit avoir surpris un vague désir de célébrité.

Peut-être en confiant àl’auteur les choses extraordinaires qu’il lui a révélées, l’inconnu voulait-il les voir en quelque sorte reproduites, et jouir des émotions qu’elles feraient naître au cœur de la foule

OĂą Balzac se veut auteur et non pas romancier :

Un auteur doit dédaigner de convertir son récit, quand ce récit est véritable, en une espèce de joujou àsurprise, et de promener, àla manière de quelques romanciers, le lecteur, pendant quatre volumes, de souterrains en souterrains, pour lui montrer un cadavre tout sec, et lui dire, en forme de conclusion, qu’il lui a constamment fait peur d’une porte cachée dans quelque tapisserie, ou d’un mort laissé par mégarde sous des planchers.

OĂą l’importance du nom, toujours :

Ferragus est, suivant une ancienne coutume, un nom pris par un chef de DĂ©vorants. Le jour de leur Ă©lection, ces chefs continuent celle des dynasties dĂ©vorantesques dont le nom leur plaĂ®t le plus, comme le font les papes Ă leur avènement, pour les dynasties pontificales. Ainsi les DĂ©vorants ont Trempe-la-Soupe IX, Ferragus XXII, Tutanus XIII, Masche-Fer IV, de mĂŞme que l’église a ses ClĂ©ment XIV, GrĂ©goire IX, Jules II, Alexandre VI, etc. Maintenant, que sont les DĂ©vorants ? DĂ©vorants est le nom d’une des tribus de Compagnons ressortissant jadis de la grande association mystique formĂ©e entre les ouvriers de la chrĂ©tientĂ© pour rebâtir le temple de JĂ©rusalem.

Voici donc le prestige romanesque attaché au nom de Ferragus et àcelui de Dévorants complétement dissipé.


Ferragus

OĂą l’incipit est urbanistique :

Il est dans Paris certaines rues dĂ©shonorĂ©es autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnĂŞtes, puis de jeunes rues sur la moralitĂ© desquelles le public ne s’est pas encore formĂ© d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualitĂ©s humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idĂ©es contre lesquelles nous sommes sans dĂ©fense.

OĂą Paris est monstre et spectacle :

Ces observations, incomprĂ©hensibles au delĂ de Paris, seront sans doute saisies par ces hommes d’étude et de pensĂ©e, de poĂ©sie et de plaisir qui savent rĂ©colter, en flânant dans Paris, la masse de jouissances flottantes, Ă toute heure, entre ses murailles ; par ceux pour lesquels Paris est le plus dĂ©licieux des monstres : lĂ , jolie femme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf comme la monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, Ă©lĂ©gant comme une femme Ă la mode. Monstre complet d’ailleurs ! Ses greniers, espèce de tĂŞte pleine de science et de gĂ©nie ; ses premiers Ă©tages, estomacs heureux ; ses boutiques, vĂ©ritables pieds ; de lĂ partent tous les trotteurs, tous les affairĂ©s. Eh ! quelle vie toujours active a le monstre ? Ă€ peine le dernier frĂ©tillement des dernières voitures de bal cesse-t-il au cĹ“ur que dĂ©jĂ ses bras se remuent aux Barrières, et il se secoue lentement. Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds, comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manĹ“uvrĂ©es par trente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds carrĂ©s, y possède une cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n’y voit pas clair, et doit tout voir. Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. Ă€ midi, tout est vivant, les cheminĂ©es fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle !

Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en Ă©cervelĂ©s, qui dĂ©gustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. Pour les autres, Paris est toujours cette monstrueuse merveille, Ă©tonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensĂ©es, la ville aux cent mille romans, la tĂŞte du monde. Mais, pour ceux-lĂ , Paris est triste ou gai, laid ou beau, vivant ou mort ; pour eux, Paris est une crĂ©ature ; chaque homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisane de laquelle ils connaissent parfaitement la tĂŞte, le cĹ“ur et les mĹ“urs fantasques. Aussi ceux-lĂ sont-ils les amants de Paris : ils lèvent le nez Ă tel coin de rue, sĂ »rs d’y trouver le cadran d’une horloge ; ils disent Ă un ami dont la tabatière est vide : Prends par tel passage, il y a un dĂ©bit de tabac, Ă gauche, près d’un pâtissier qui a une jolie femme. Voyager dans Paris est, pour ces poètes, un luxe coĂ »teux. Comment ne pas dĂ©penser quelques minutes devant les drames, les dĂ©sastres, les figures, les pittoresques accidents qui vous assaillent au milieu de cette mouvante reine des citĂ©s, vĂŞtue d’affiches et qui nĂ©anmoins n’a pas un coin de propre, tant elle est complaisante aux vices de la nation française ! Ă€ qui n’est-il pas arrivĂ© de partir, le matin, de son logis pour aller aux extrĂ©mitĂ©s de Paris, sans avoir pu en quitter le centre Ă l’heure du dĂ®ner ?

En ce temps-lĂ , Paris avait la fièvre des constructions. Si Paris est un monstre, il est assurĂ©ment le plus maniaque des monstres. Il s’éprend de mille fantaisies : tantĂ´t il bâtit comme un grand seigneur qui aime la truelle ; puis, il laisse sa truelle et devient militaire ; il s’habille de la tĂŞte aux pieds en garde national, fait l’exercice et fume ; tout Ă coup il abandonne les rĂ©pĂ©titions militaires et jette son cigare ; puis il se dĂ©sole, fait faillite, vend ses meubles sur la place du Châtelet, dĂ©pose son bilan ; mais quelques jours après, il arrange ses affaires, se met en fĂŞte et danse. Un jour il mange du sucre d’orge Ă pleines mains, Ă pleines lèvres ; hier il achetait du papier Weynen ; aujourd’hui le monstre a mal aux dents et s’applique un alexipharmaque sur toutes ses murailles ; demain il fera ses provisions de pâte pectorale.Il a ses manies pour le mois, pour la saison, pour l’annĂ©e, comme ses manies d’un jour. En ce moment donc, tout le monde bâtissait et dĂ©molissait quelque chose, on ne sait quoi encore.

Pendant cette matinĂ©e, madame Jules, après avoir Ă©tĂ© exposĂ©e dans une chapelle ardente, Ă la porte de son hĂ´tel, fut amenĂ©e Ă Saint-Roch. L’église Ă©tait entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe dĂ©ployĂ© pour ce service avait attirĂ© du monde ; car, Ă Paris, tout fait spectacle, mĂŞme la douleur la plus vraie. Il y a des gens qui se mettent aux fenĂŞtres pour voir comment pleure un fils en suivant le corps de sa mère, comme il y en a qui veulent ĂŞtre commodĂ©ment placĂ©s pour voir comment tombe une tĂŞte. Aucun peuple du monde n’a eu des yeux plus voraces.

Puis Jules aperçut Ă ses pieds, dans la longue vallĂ©e de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le vĂ©ritable Paris, enveloppĂ© d’un voile bleuâtre, produit par ses fumĂ©es, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Il embrassa d’un coup d’œil furtif ces quarante mille maisons, et dit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la place VendĂ´me et la coupole d’or des Invalides : — Elle m’a Ă©tĂ© enlevĂ©e lĂ , par la funeste curiositĂ© de ce monde qui s’agite et se presse, pour se presser et s’agiter.

Qui n’a pas rencontrĂ© sur les boulevards de Paris, au dĂ©tour d’une rue ou sous les arcades du Palais-Royal, enfin en quelque lieu du monde oĂą le hasard veuille le prĂ©senter, un ĂŞtre, un homme ou femme, Ă l’aspect duquel mille pensĂ©es confuses naissent en l’esprit ! Ă€ son aspect, nous sommes subitement intĂ©ressĂ©s ou par des traits dont la conformation bizarre annonce une vie agitĂ©e, ou par l’ensemble curieux que prĂ©sentent les gestes, l’air, la dĂ©marche et les vĂŞtements, ou par quelque regard profond, ou par d’autres je ne sais quoi qui saisissent fortement et tout Ă coup, sans que nous nous expliquions bien prĂ©cisĂ©ment la cause de notre Ă©motion. Puis, le lendemain, d’autres pensĂ©es, d’autres images parisiennes emportent ce rĂŞve passager. Mais si nous rencontrons encore le mĂŞme personnage, soit passant Ă heure fixe, comme un employĂ© de Mairie qui appartient au mariage pendant huit heures, soit errant dans les promenades, comme ces gens qui semblent ĂŞtre un mobilier acquis aux rues de Paris, et que l’on retrouve dans les lieux publics, aux premières reprĂ©sentations ou chez les restaurateurs, dont ils sont le plus bel ornement, alors cette crĂ©ature s’infĂ©ode Ă votre souvenir, et y reste comme un premier volume de roman dont la fin nous Ă©chappe.

Semblables Ă des arbres qui se trouvent Ă moitiĂ© dĂ©racinĂ©s au bord d’un fleuve, [ces crĂ©ations errantes] ne semblent jamais faire partie du torrent de Paris, ni de sa foule jeune et active. Il est impossible de savoir si l’on a oubliĂ© de les enterrer, ou si elles se sont Ă©chappĂ©es du cercueil ; elles sont arrivĂ©es Ă un Ă©tat quasi fossile.
Où Balzac introduit la catégorie des flâneurs ecclésiastiques

OĂą le cimetière se fait miroir de la ville :

Jacquet rĂ©ussit Ă l’emmener de cette enceinte divisĂ©e comme un damier par des grilles en bronze, par d’élĂ©gants compartiments oĂą Ă©taient enfermĂ©s des tombeaux tous enrichis de palmes, d’inscriptions, de larmes aussi froides que les pierres dont s’étaient servis des gens dĂ©solĂ©s pour faire sculpter leurs regrets et leurs armes. Il y a lĂ de bons mots gravĂ©s en noir, des Ă©pigrammes contre les curieux, des concetti, des adieux spirituels, des rendez-vous pris oĂą il ne se trouve jamais qu’une personne, des biographies prĂ©tentieuses, du clinquant, des guenilles, des paillettes. Ici des thyrses ; lĂ , des fers de lance ; plus loin, des urnes Ă©gyptiennes ; çàet lĂ , quelques canons ; partout, les emblèmes de mille professions ; enfin tous les styles : du mauresque, du grec, du gothique, des frises, des oves, des peintures, des urnes, des gĂ©nies, des temples, beaucoup d’immortelles fanĂ©es et de rosiers morts. C’est une infâme comĂ©die ! c’est encore tout Paris avec ses rues, ses enseignes, ses industries, ses hĂ´tels ; mais vu par le verre dĂ©grossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, rĂ©duit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n’a plus rien de grand que sa vanitĂ©.

OĂą passe un ouvrier :

LĂ , le jeune homme entendit : Gare, et reçut un coup Ă l’épaule.
— Vous ne faites donc attention àrien, dit une grosse voix. C’était la voix d’un ouvrier portant une longue planche sur son épaule. Et l’ouvrier passa.

OĂą Balzac devance les reproches :

Il est fâcheux d’avoir Ă esquisser un portrait si surannĂ©. N’a-t-il pas figurĂ© partout ? et littĂ©rairement, n’est-il pas presque aussi usĂ© que celui d’un grenadier de l’empire ?

OĂą la voix est essentielle :

Aussi, les gens rebutĂ©s, les laides, les malheureux, les amants inconnus, les femmes ou les hommes timides, connaissent-ils seuls les trĂ©sors que renferme la voix de la personne aimĂ©e. En prenant leur source et leur principe dans l’âme mĂŞme, les vibrations de l’air chargĂ© de feu mettent si violemment les cĹ“urs en rapport, y portent si lucidement la pensĂ©e, et sont si peu menteuses, qu’une seule inflexion est souvent tout un dĂ©noĂ »ment. Combien d’enchantements ne prodigue pas au cĹ“ur d’un poète le timbre harmonieux d’une voix douce ? combien d’idĂ©es elle y rĂ©veille ! quelle fraĂ®cheur elle y rĂ©pand ! L’amour est dans la voix avant d’être avouĂ© par le regard.
Elle possĂ©dait le plus flatteur organe que la femme la plus artificieuse ait jamais souhaitĂ© pour pouvoir tromper Ă son aise ; elle avait cette voix d’argent, qui douce Ă l’oreille, n’est Ă©clatante que pour le cĹ“ur qu’elle trouble et remue, qu’elle caresse en le bouleversant.

OĂą le nom est primordial, comme toujours :

La jeune personne était dans une de ces circonstances affreuses où l’égoïsme a placé certains enfants. Elle n’avait pas d’État-Civil, et son nom de Clémence, son âge furent constatés par un acte de notoriété publique.

Le carrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deux choses Ă monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas de ses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravât grossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pas expliquer par quels moyens cet essieu avait Ă©tĂ© substituĂ© Ă l’autre

Ce Ferragus, ce Bourignard, ou ce monsieur de Funcal est un démon, s’écria Maulincour

Ida est capable de tout, après la scène d’hier au soir. Si elle s’est jetĂ©e Ă l’eau, je ne la repĂŞcherai certes pas, elle gardera bien mieux le secret de mon nom, le seul qu’elle possède ; mais surveille-la ; car, après tout, c’est une bonne fille.

alors je sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui j’étais toute la vie, tout l’amour ; que ta fortune Ă©tait son ouvrage et qu’il t’aimait ; qu’il Ă©tait exilĂ© de la sociĂ©tĂ©, qu’il portait un nom flĂ©tri, qu’il en Ă©tait plus malheureux pour moi, pour nous, que pour lui-mĂŞme

OĂą Balzac semble se mĂ©fier du point d’exclamation :

Voici textuellement, dans la splendeur de sa phrase naĂŻve, dans son orthographe ignoble, cette lettre, Ă laquelle il Ă©tait impossible de rien ajouter, dont il ne fallait rien retrancher, si ce n’est la lettre mĂŞme, mais qu’il a Ă©tĂ© nĂ©cessaire de ponctuer en la donnant. Il n’existe dans l’original ni virgules, ni repos indiquĂ©, ni mĂŞme de points d’exclamation ; fait qui tiendrait Ă dĂ©truire le système des points par lesquels les auteurs modernes ont essayĂ© de peindre les grands dĂ©sastres de toutes les passions.

OĂą l’image du casse-tĂŞte figure l’intrigue :

Auguste salua, descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sens dans la rĂ©union de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madame Jules ; occupation qui, moralement, Ă©quivalait Ă chercher l’arrangement des morceaux de bois biscornus du casse-tĂŞte chinois, sans avoir la clef du jeu.

OĂą la vĂ©gĂ©tation urbaine figure la misère :

Jules cherchait machinalement les gĂ©roflĂ©es, et finit par les trouver sur l’appui extĂ©rieur d’une croisĂ©e Ă coulisse, entre deux plombs empestĂ©s. LĂ , des fleurs ; lĂ , un jardin long de deux pieds, large de six pouces ; lĂ , un grain de blĂ© ; lĂ , toute la vie rĂ©sumĂ©e ; mais lĂ aussi toutes les misères de la vie.

OĂą de Ferragus Ă Goriot, le père :

Te perdre, ma fille, dit Ferragus, te perdre par la curiositĂ© d’un misĂ©rable Parisien ! Je brĂ »lerais Paris. Ah ! tu sais ce qu’est un amant, mais tu ne sais pas ce qu’est un père.

— Mon père, vous m’effrayez quand vous me regardez ainsi. Ne mettez pas en balance deux sentiments si différents. J’avais un époux avant de savoir que mon père était vivant…

— Si ton mari a mis, le premier, des baisers sur ton front, répondit Ferragus, moi, le premier, j’y ai mis des larmes….

OĂą la mort est administrĂ©e :

dans une ville où le nombre des larmes brodées sur les draps noirs était tarifé, où les lois admettaient sept classes d’enterrements, où l’on vendait au poids de l’argent la terre des morts, où la douleur était exploitée, tenue en partie double, où les prières de l’église se payaient cher, où la Fabrique intervenait pour réclamer le prix de quelques filets de voix ajoutées au Dies iræ, tout ce qui sortait de l’ornière administrativement tracée àla douleur était impossible

Je ne savais pas que la bureaucratie pĂ »t allonger ses ongles jusque dans nos cercueils.

OĂą la force d’une figure muette :

L’homme devenu depuis quelques jours l’habitant de ce quartier dĂ©sert assistait assidument aux parties de boules, et pouvait, certes, passer pour la crĂ©ature la plus saillante de ces groupes, qui, s’il Ă©tait permis d’assimiler les Parisiens aux diffĂ©rentes classes de la zoologie, appartiendraient au genre des mollusques. Ce nouveau venu marchait sympathiquement avec le cochonnet, petite boule qui sert de point de mire, et constitue l’intĂ©rĂŞt de la partie ; il s’appuyait contre un arbre quand le cochonnet s’arrĂŞtait ; puis, avec la mĂŞme attention qu’un chien en prĂŞte aux gestes de son maĂ®tre, il regardait les boules volant dans l’air ou roulant Ă terre Vous l’eussiez pris pour le gĂ©nie fantastique du cochonnet. Il ne disait rien, et les joueurs de boules, les hommes les plus fanatiques qui se soient rencontrĂ©s parmi les sectaires de quelque religion que ce soit, ne lui avaient jamais demandĂ© compte de ce silence obstinĂ© ; seulement, quelques esprits forts le croyaient sourd et muet. Dans les occasions oĂą il fallait dĂ©terminer les diffĂ©rentes distances qui se trouvaient entre les boules et le cochonnet, la canne de l’inconnu devenait la mesure infaillible, les joueurs venaient alors la prendre dans les mains glacĂ©es de ce vieillard, sans la lui emprunter par un mot, sans mĂŞme lui faire un signe d’amitiĂ©. Le prĂŞt de sa canne Ă©tait comme une servitude Ă laquelle il avait nĂ©gativement consenti. Quand il survenait une averse, il restait près du cochonnet, esclave des boules, gardien de la partie commencĂ©e. La pluie ne le surprenait pas plus que le beau temps, et il Ă©tait, comme les joueurs, une espèce intermĂ©diaire entre le Parisien qui a le moins d’intelligence, et l’animal qui en a le plus. D’ailleurs, pâle et flĂ©tri, sans soins de lui-mĂŞme, distrait, il venait souvent nu-tĂŞte, montrant ses cheveux blanchis et son crâne carrĂ©, jaune, dĂ©garni, semblable au genou qui perce le pantalon d’un pauvre. Il Ă©tait bĂ©ant, sans idĂ©es dans le regard, sans appui prĂ©cis dans la dĂ©marche ; il ne souriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenait habituellement baissĂ©s vers la terre, et semblait toujours y chercher quelque chose. Ă€ quatre heures, une vieille femme venait le prendre pour le ramener on ne sait oĂą, en le traĂ®nant Ă la remorque par le bras, comme une jeune fille tire une chèvre capricieuse qui veut brouter encore quand il faut venir Ă l’étable. Ce vieillard Ă©tait quelque chose d’horrible Ă voir.

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