J’ai lu Village de Joachim Séné, paru chez publie.net.
Ça commence comme ça :
Je me souviens de toi. (p1)
Il est question d’enfance, d’un territoire de l’enfance, des lieux mais pas que, de l’expérience du monde qu’on a. D’une alouette blessée qu’on essaie de sauver, d’une couvée qu’on détruit :
Sans les nids, il n’y a pas d’œuf sur le plat, il y a la vie. Et là, tu perçois le meurtre, l’excitation et la culpabilité se tempèrent l’une l’autre, et ton sang à toi remue, et tu voudrais ouvrir les autres œufs ou fuir et oublier tout ça aussi vite que courir. (p155)
Il est question des différents lieux qui composent le territoire, et des limites de celui-ci. L’école et son toit bizarre, la maison du passage à niveau, une grange rouge, la chambre d’un copain, la sienne, le cimetière pas loin de la maison. De tous ces lieux, c’est la gare qui m’est restée la plus vive une fois ma lecture achevée. Par ce que le passage convoque d’expérience — pour les autres lieux aussi, l’expérience est partagée, mais il s’agit ici moins d’une expérience socialement partagée, que d’un déclic de l’imaginaire, et la convocation aussi d’une autre lecture, La Presqu’île de Julien Gracq, pour le presque fantastique généré par le lieu ordinaire mais servant si peu que l’étrange s’y glisse, et Proust aussi sans doute, pour le travail du temps :
Faïence grise au mur, qui fut blanche, carrelage usé aux motifs bulbeux d’orange et de blanc, bancs de bois polis par les fesses des voyageurs, par dizaines de milliers, même les années n’en ont peut-être pas vu passer un million, dans cette gare qui semble toujours vide, qui l’est le plus clair du temps. Peu de trains passent, encore moins s’arrêtent. C’est entrer dans le passé que pousser cette porte à battants de bois. Seuls quelques signes modernes permettent de situer le lieu dans ton présent : pèse bagage disparu, sa plate-orme métallique est encore là et s’enfonce légèrement quand tu montes dessus ; les affiches en couleurs montrent des trains récents, une offre de réduction par un système de carte payante, les tarifs horaires avec du blanc, du bleu et du rouge, sur le calendrier à date de l’année en cours et de la suivante, des photos de paysages de vacances, une montagne verte aux sommets blancs et aux visages rieurs, une plage à palmiers et ciel bleu aux corps dorés sous le soleil à pourcentage, des slogans pour les régions, des slogans pour le voyage, des nombres. (p207-208)
Des points de passages vers le passé, il en existe d’autres. Le cimetière pas loin de la maison du narrateur, on l’a dit. Mais d’abord la terre autour, gorgée des guerres qui ont eu lieu :
Car tu le sais : le plat pays du Santerre est le sang de la terre, c’est là que tu vis. Et les briques des maisons sont de terre rouge. Et ces obus trouvés dans les champs. Et tous ces cadavres que tu sais sous le limon, nourrissant haricots et patates, tous ces soldats morts à chaque guerre depuis mille ans, les flèches du Moyen Âge et les obus du vingtième siècle partageant un goût pour ces horizons plats à faible densité de population. (p12)
Le passé est là, tout proche, dans des cartons, ceux de Marie Linon :
Dès la fin de la libération, elle avait tout prévu, mais ce n’est qu’en 1949 qu’elle put remplir le premier carton. Un par an, exactement, pour éviter de trop stocker, mais pour garder quand même, en plus des souvenirs dans la tête ; des preuves, des marques, dans des cartons fermés remplacés par des boîtes en bois dix ans plus tard, quand il lui parut plus clair encore qu’il fallait maintenir ce peu, le préserver, peut-être le perpétuer, dans des boîtes en dur que l’humidité n’entamerait pas comme elle entame le carton, le papier et l’encre, et même le glacé des photographies, des boîtes numérotées à l’année sans description du contenu pour en faire des boîtes-surprise. (p83-84)
Cartons de l’infra-ordinaire, et boîte enterrée dans son jardin par celui qu’on appelle le Glaise, celui qui se lève et quitte la mairie pendant le dépouillement d’un vote, parce qu’il y a des noms — et des idées — qui ne passent pas, qui ne doivent pas passer :
Allongé dans ta chambre, sur la moquette, tu regrettes de ne pas l’avoir ouverte, la boîte. Tu es satisfait de ne pas l’avoir ouverte. Tu fermes les yeux, tu penses à ce qu’elle peut contenir, tu ne penses à rien, tu penses à tout, tout s’est perdu depuis, dans le temps de la mémoire. (...) Tu imagines le contenu de la boîte en fer, tu refais l’Histoire du Village avec le peu que les secrets laissent transpirer à travers les non-dits. Tu cherches à oublier ce que tu ne sais pas, chose impossible et si facile à la fois. Et puis, après tout, il y avait peut-être simplement un lingot dans la boîte, ou une lettre d’amour ? (p143)
Récit ancré dans le lieu et la mémoire, mais aussi sortie de l’enfance. Et, comme pour beaucoup d’entre nous, sortir de l’enfance c’est aller vers la ville. Une ville qui n’est encore que représentation et expérience fugace, mais qu’on sait nécessaire de rejoindre :
La ville, tu la connais, tu y es déjà allé mais tu aimes l’oublier pour mieux forger ton rêve de ville, celle vers laquelle tu veux aller, seul et sans plus le monde de l’enfance englué à tes baskets — littéralement car marcher pieds nus ici est folie : froid de l’herbe, insectes, crottes d’animaux divers, cailloux, et la terre qui pourrait bien te prendre, t’avaler, comme elle a avalé l’Histoire pour la recracher quarante, soixante, cent ans trop tard. (p103)
Il y a des signes qui ne trompent pas. Le sentiment d’étrangeté d’abord :
Comme dans le silence d’un dimanche après-midi, à la table de travail, pour des devoirs, un dessin ou une bande-dessinée que tu lis, enfant discret d’un village isolé ; lever le nez de la page et regarder la pièce autour de toi comme pour la première fois, avec une impression de jamais-vu qui te fait te sentir étranger à ta propre chambre, que tu connais pourtant de tout temps. (p145)
Et puis des signes, les arbres qu’on coupe, les terres qu’on exploite encore plus, les commerces qui ferment :
Ce quelque chose qui te pousse vers la ville, peut-être ce début de vide, cet anonymat si longtemps envié aux citadins, solitude qui arrive petit à petit ici ; c’est peut-être ça qui t’attire vers la ville ou au contraire l’arrivée de ça qui te pousse à t’éloigner, non pas pour retrouver ce qui ici s’enfuit et en ville n’est plus, mais pour accélérer, aller trouver la source vivante en ville de ce qui tue ici. (p229)
Et puis la phrase, ample, qui progresse vers toujours plus de précision, de réflexion aussi.
Au fait, ça commence comme ça, en rouge et vert :
(vous pouvez même le commander, si si...)
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