OĂą Balzac est nostalgique du libertinage :
Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sont pas moins victimes que la noblesse de l’épouvantable désordre qui se prépare. Après les bouleversements politiques viennent les bouleversements dans les mœurs. Hélas, la femme n’existera bientôt plus (il ôta son coton pour s’arranger les oreilles) ; elle perdra beaucoup en se lançant dans le sentiment ; elle se tordra les nerfs, et n’aura plus ce bon petit plaisir de notre temps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l’on n’employait les vapeurs que (il nettoya ses petites têtes de nègre) comme un moyen d’arriver à ses fins ; elles en feront une maladie qui se terminera par des infusions de feuilles d’oranger (il se mit à rire). Enfin le mariage deviendra quelque chose (il prit ses pinces pour s’épiler) de fort ennuyeux, et il était si gai de mon temps ! Les règnes de Louis XIV et de Louis XV, retiens ceci, mon enfant, ont été les adieux des plus belles mœurs du monde.
OĂą le reprĂ©sentant des temps nouveaux n’a que mĂ©pris pour les femmes :
Du Bousquier se faisait gloire d’appartenir à cette école de philosophes cyniques qui ne veulent pas être attrapés par les femmes, et qui les mettent toutes dans une même classe suspecte . Ces esprits forts, qui sont généralement des hommes faibles, ont un catéchisme à l’usage des femmes. Pour eux, toutes, depuis la reine de France jusqu’à la modiste, sont essentiellement libertines, coquines, assassines, voire même un peu friponnes, foncièrement menteuses, et incapables de penser à autre chose qu’à des bagatelles. Pour eux, les femmes sont des bayadères malfaisantes qu’il faut laisser danser, chanter et rire ; ils ne voient en elles rien de saint, ni de grand ; pour eux ce n’est pas la poésie des sens, mais la sensualité grossière. Ils ressemblent à des gourmands qui prendraient la cuisine pour la salle à manger. Dans cette jurisprudence, si la femme n’est pas constamment tyrannisée, elle réduit l’homme à la condition d’esclave. Sous ce rapport, du Bousquier était encore la contre-partie du chevalier de Valois.
Où le lecteur se doit de naviguer au sein de La Comédie Humaine :
Il s’en fallut de la charge de Kellermann et de la mort de Desaix que du Bousquier ne fĂ »t un grand homme d’Etat. Il Ă©tait l’un des employĂ©s supĂ©rieurs du gouvernement inĂ©dit que le bonheur de NapolĂ©on fit rentrer dans les coulisses de 1793 (voyez Une tĂ©nĂ©breuse Affaire).
La duchesse de Langeais (voir l’Histoire des Treize ) se fait religieuse pour n’avoir pas eu dix minutes de patience, le juge Popinot (voir l’Interdiction ) remet au lendemain pour aller interroger le marquis d’Espard, Charles Grandet vient par Bordeaux au lien de revenir par Nantes, et l’on appelle ces événements des hasards, des fatalités.
... et oĂą resurgit Marche-Ă -terre, revenu Ă la vie civile :
certains avaient trempé dans la Chouannerie. On commençait à pouvoir parler sans crainte de cette guerre depuis que les récompenses arrivaient aux héroïques défenseurs de la bonne cause. Monsieur de Valois, l’un des moteurs de la dernière prise d’armes où périt le marquis de Montauran livré par sa maîtresse,
où s’illustra le fameux Marche-à -terre qui faisait alors tranquillement le commerce des bestiaux du côté de Mayenne,
donnait depuis six mois la clef de quelques bons tours joués à un vieux républicain nommé Hulot, le commandant d’une demi-brigade cantonnée dans Alençon de 1798 à 1800, et qui avait laissé des souvenirs dans le pays (voyez Les Chouans).
OĂą les hommes sont aussi modelĂ©s par l’Ă©poque :
Les Ă©poques dĂ©teignent sur les hommes qui les traversent. Ces deux personnages prouvaient la vĂ©ritĂ© de cet axiome par l’opposition des teintes historiques empreintes dans leurs physionomies, dans leurs discours, leurs idĂ©es, leurs costumes. L’un, abrupte, Ă©nergique, Ă manières larges et saccadĂ©es, Ă parole brève et rude, noir de ton, de chevelure, de regard, terrible en apparence, impuissant en rĂ©alitĂ© comme une insurrection, reprĂ©sentait bien la RĂ©publique. L’autre, doux et poli, Ă©lĂ©gant, soignĂ©, atteignant Ă son but par les lents mais infaillibles moyens de la diplomatie, fidèle au goĂ »t, Ă©tait une image de l’ancienne courtisanerie.
OĂą le mariage a des implications socio-politiques certaines :
Il avait résolu depuis long-temps d’épouser mademoiselle Cormon, car la charte, sur laquelle il venait de ruminer, offrait à son ambition la magnifique voie politique de la députation. Or, son mariage avec la vieille fille devait le poser si haut dans la ville qu’il y acquerrait une grande influence. Aussi l’orage soulevé par la malicieuse Suzanne le plongea-t-il dans un violent embarras. Sans cette secrète espérance, il aurait épousé Suzanne sans même y réfléchir. Il se serait placé franchement à la tête du parti libéral d’Alençon. Après un pareil mariage, il renonçait à la première société pour retomber dans la classe bourgeoise des négociants, des riches fabricants, des herbagers qui certainement le porteraient en triomphe comme leur candidat.
OĂą Balzac dĂ©finit un personnage par le lieu qu’il habite :
(Madame Granson) occupait, rue du Bercail, un de ces tristes rez-de-chaussée qu’en passant dans la principale rue des petites villes le voyageur embrasse d’un seul coup d’œil. C’était une porte bâtarde, élevée sur trois marches pyramidales ; un couloir d’entrée qui menait à une cour intérieure, et au bout duquel se trouvait un escalier couvert par une galerie de bois. D’un côté du couloir, une salle à manger et la cuisine ; de l’autre, un salon à toutes fins et la chambre à coucher de la veuve. Athanase Granson, jeune homme de vingt-trois ans, logé dans une mansarde au-dessus du premier étage de cette maison, apportait au ménage de sa pauvre mère les six cents francs d’une petite place que l’influence de sa parente, mademoiselle Cormon, lui avait fait obtenir à la Mairie de la ville, où il était employé aux actes de l’Etat Civil.
... et a recours à deux détails pour faire vivre le personnage dans le lieu :
D’après ces indications, chacun peut voir madame Granson dans son froid salon à rideaux jaunes, à meuble en velours d’Utrecht jaune, redressant après une visite les petits paillassons qu’elle mettait devant les chaises pour qu’on ne salît pas le carreau rouge frotté ; puis venant reprendre son fauteuil garni de coussins et son ouvrage à sa travailleuse placée sous le portrait du lieutenant-colonel d’artillerie entre les deux croisées, endroit d’où son œil enfilait la rue du Bercail et y voyait tout venir.
Idem :
Cette maison est remarquable par la forte architecture que produisit Marie de MĂ©dicis. Quoique bâtie en granit, pierre qui se travaille difficilement, ses angles, les encadrements des fenĂŞtres et ceux des portes sont dĂ©corĂ©s par des bossages taillĂ©s en pointes de diamant. Elle se compose d’un Ă©tage au-dessus d’un rez-de-chaussĂ©e ; son toit extrĂŞmement Ă©levĂ© prĂ©sente des croisĂ©es saillantes Ă tympans sculptĂ©s, assez Ă©lĂ©gamment encastrĂ©es dans le chĂ©neau doublĂ© de plomb, extĂ©rieurement ornĂ© par des balustres. Entre chacune de ces croisĂ©es s’avance une gargouille figurant une gueule fantastique d’animal sans corps qui vomit les eaux sur de grandes pierres percĂ©es de cinq trous. Les deux pignons sont terminĂ©s par des bouquets en plomb, symbole de bourgeoisie, car aux nobles seuls appartenait autrefois le droit d’avoir des girouettes. Du cĂ´tĂ© de la cour, Ă droite, sont les remises et les Ă©curies ; Ă gauche, la cuisine, le bĂ »cher et la buanderie.
...puis :
Frappé de la propreté minutieuse qui distinguait cette cour et ses dépendances, un étranger aurait pu deviner la vieille fille. L’œil qui présidait là devait être un œil inoccupé, fureteur, conservateur moins par caractère que par besoin d’action. Une vieille demoiselle, chargée d’employer sa journée toujours vide, pouvait seule faire arracher l’herbe entre les pavés, nettoyer les crêtes des murs, exiger un balayage continuel, ne jamais laisser les rideaux de cuir de la remise sans être fermés. Elle seule était capable d’introduire par désœuvrement une sorte de propreté hollandaise dans une petite province située entre le Perche, la Bretagne et la Normandie, pays où l’on professe avec orgueil une crasse indifférence pour le comfort .
Où Balzac confirme ce qui précède :
Les touristes de la Bretagne et de la Normandie, du Maine et de l’Anjou, doivent avoir tous vu, dans les capitales de ces provinces, une maison qui ressemblait plus ou moins à l’hôtel des Cormon ; car il est, dans son genre, un archétype des maisons bourgeoises d’une grande partie de la France, et mérite d’autant mieux sa place dans cet ouvrage qu’il explique des mœurs, et représente des idées.
OĂą il existe deux types d’hommes d’Ă©lite (Ă chacun de savoir auquel appartient Balzac) :
D’ailleurs Athanase avait cette fierté sauvage qu’exalte la pauvreté chez les hommes d’élite, qui les grandit pendant leur lutte avec les hommes et les choses, mais qui, dès l’abord de la vie, fait obstacle à leur avènement. Le génie procède de deux manières : ou il prend son bien comme Napoléon et Molière aussitôt qu’il le voit, ou il attend qu’on le vienne chercher quand il s’est patiemment révélé.
OĂą mariage et province sont indissociables :
en province, les femmes dont peut s’éprendre un jeune homme sont rares : une belle jeune fille riche, il ne l’obtiendrait pas dans un pays où tout est calcul ; une belle fille pauvre, il lui est interdit de l’aimer ; ce serait, comme disent les provinciaux, marier la faim et la soif ; enfin une solitude monacale est dangereuse au jeune âge. Ces réflexions expliquent pourquoi la vie de province est si fortement basée sur le mariage.
... et oĂą le lecteur comprend que le sujet est sensible pour l’auteur :
Aussi les génies chauds et vivaces, forcés de s’appuyer sur l’indépendance de la misère, doivent-ils tous quitter ces froides régions où la pensée est persécutée par une brutale indifférence, où pas une femme ne peut ni ne veut se faire sœur de charité auprès d’un homme de science ou d’art.
Qui se rendra compte de la passion d’Athanase pour mademoiselle Cormon ? Ce ne sera ni les gens riches, ces sultans de la société qui y trouvent des harems, ni les bourgeois qui suivent la grande route battue par les préjugés, ni les femmes qui, ne voulant rien concevoir aux passions des artistes, leur imposent le talion de leurs vertus, en s’imaginant que les deux sexes se gouvernent par les mêmes lois. Ici, peut-être, faut-il en appeler aux jeunes gens souffrant de leurs premiers désirs réprimés au moment où toutes leurs forces se tendent, aux artistes malades de leur génie étouffé par les étreintes de la misère, aux talents qui d’abord persécutés et sans appuis, sans amis souvent, ont fini par triompher de la double angoisse de l’âme et du corps également endoloris. Ceux-là connaissent bien les lancinantes attaques du cancer qui dévorait Athanase ; ils ont agité ces longues et cruelles délibérations faites en présence de fins si grandioses pour lesquelles il ne se trouve point de moyens ; ils ont subi ces avortements inconnus où le frai du génie encombre une grève aride. Ceux-là savent que la grandeur des désirs est en raison de l’étendue de l’imagination. Plus haut ils s’élancent, plus bas ils tombent ; et, combien ne se brise-t-il pas des liens dans ces chutes ! leur vue perçante a, comme Athanase, découvert le brillant avenir qui les attendait, et dont ils ne se croyaient séparés que par une gaze ; cette gaze qui n’arrêtait pas leurs yeux, la société la changeait en un mur d’airain. Poussés par une vocation, par le sentiment de l’art, ils ont aussi cherché maintes fois à se faire un moyen des sentiments que la société matérialise incessamment. Quoi ! la province calcule et arrange le mariage dans le but de se créer le bien-être, et il serait défendu à un pauvre artiste, à l’homme de science, de lui donner une double destination, de le faire servir à sauver sa pensée en assurant l’existence ?
Où La Fontaine, si présent comme sous-texte chez Balzac, fait partie du décor :
Le meuble en tapisserie, dont les bois peints et vernis se distinguaient par les formes contournées si fort à la mode dans le dernier siècle, offrait dans ses médaillons les fables de La Fontaine
OĂą de nouveau Balzac traite de l’habitude et de la rĂ©pĂ©tition :
Si le retour exact et journalier des mêmes pas dans un même sentier n’est pas le bonheur, il le joue si bien que les gens, amenés par les orages d’une vie agitée à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que là était le bonheur.
OĂą Molière n’est jamais loin :
c’était une Agnès catholique, incapable d’inventer une seule des ruses de l’Agnès de Molière
Et oĂą Flaubert se profile :
s’il y a bêtise, pourquoi ne s’occuperait-on pas des malheurs de la bêtise, comme on s’occupe des malheurs du génie ? l’une est un élément social infiniment plus abondant que l’autre.
Parfois, elle faisait des questions si absurdes, toujours pour être agréable à ses hôtes et remplir ses devoirs envers le monde, que le monde éclatait de rire. Elle demandait, par exemple, ce que le gouvernement faisait des impositions qu’il recevait depuis si long-temps. Pourquoi la Bible n’avait pas été imprimée du temps de Jésus-Christ, puisqu’elle était de Moïse.
OĂą un jeune homme Ă©crit la nuit :
Sa mère prétend qu’il travaille beaucoup trop, répondit innocemment la vieille fille ; il passe les nuits, mais à quoi ? à lire des livres, à écrire. Quel état cela peut-il donner à un jeune homme d’écrire pendant la nuit ?
Mais cela l’épuise, reprit le chevalier en essayant de ramener la pensée de la vieille fille sur le terrain où il espérait lui voir prendre Athanase en horreur. Les mœurs de ces lycées impériaux étaient vraiment horribles.
OĂą Balzac revendique l’intĂ©rĂŞt qu’il y a Ă traiter de l’ordinaire :
Ainsi cette société, si paisible en apparence, était intestinement aussi agitée que peuvent l’être les cercles diplomatiques où la ruse, l’habileté, les passions, les intérêts se groupent autour des plus graves questions d’empire à empire.
N’avez-vous pas remarqué que, dans ces sortes de circonstances, les vieilles filles deviennent comme Richard III, spirituelles, féroces, hardies, prometteuses, et, comme des clercs grisés, ne respectent plus rien ?
OĂą est Ă©voquĂ©, en guise de comparaison, le regard de l’auteur rendant public sa production :
cette crainte qui s’empare de presque tous les auteurs, au moment où ils lisent une œuvre qu’ils croient parfaite à quelque critique exigeant ou blasé : les situations neuves paraissent usées ; les phrases les mieux tournées, les plus léchées, se montrent louches ou boiteuses ; les images grimacent ou se contrarient, le faux saute aux yeux.
Où le récit cède la place au théâtre pour rapporter une conversation :
Pour bien saisir l’effet de cette scène, il faut se figurer mademoiselle Cormon occupée à cuisiner le café de son prétendu prétendu, le dos tourné à la cheminée.
M. de Valois.
Monsieur le vicomte vient, dit-on, s’établir ici ?
M. de Troisville.
Oui, monsieur, je viens y chercher une maison… (mademoiselle Cormon se retourne, la tasse à la main). Et il me la faut grande, pour loger… (Mademoiselle Cormon tend la tasse) ma famille. (Les yeux de la vieille fille se troublent.)
OĂą la province ignore le goĂ »t du paysage :
En province, personne ne fait attention à une jolie vue, soit que chacun soit blasé, soit défaut de poésie dans l’âme. S’il existe en province un mail, un plan, une promenade d’où se découvre une riche perspective, c’est l’endroit où personne ne va.
OĂą il faut dĂ©velopper l’anthropologie :
(Cette histoire) ne dĂ©montre-t-elle pas la nĂ©cessitĂ© d’un enseignement nouveau ? N’invoque-t-elle pas, de la sollicitude si Ă©clairĂ©e des ministres de l’instruction publique, la crĂ©ation de chaires d’anthropologie, science dans laquelle l’Allemagne nous devance ? Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dĂ©vorĂ©s par les mythes. Les mythes nous pressent de toutes parts, ils servent Ă tout, ils expliquent tout. S’ils sont, selon l’École Humanitaire, les flambeaux de l’histoire, ils sauveront les empires de toute rĂ©volution, pour peu que les professeurs d’histoire fassent pĂ©nĂ©trer les explications qu’ils en donnent, jusque dans les masses dĂ©partementales ! Si mademoiselle Cormon eĂ »t Ă©tĂ© lettrĂ©e, s’il eĂ »t existĂ© dans le dĂ©partement de l’Orne un professeur d’anthropologie, enfin si elle avait lu l’Arioste, les effroyables malheurs de sa vie conjugale eussent-ils jamais eu lieu ? Elle aurait peut-ĂŞtre recherchĂ© pourquoi le poète italien nous montre AngĂ©lique prĂ©fĂ©rant MĂ©dor, qui Ă©tait un blond chevalier de Valois, Ă Roland dont la jument Ă©tait morte et qui ne savait que se mettre en fureur. MĂ©dor ne serait-il pas la figure mythique des courtisans de la royautĂ© fĂ©minine, et Roland le mythe des rĂ©volutions dĂ©sordonnĂ©es, furieuses, impuissantes qui dĂ©truisent tout sans rien produire. Nous publions, en en dĂ©clinant la responsabilitĂ©, cette opinion d’un Ă©lève de Ballanche.
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