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traversée Balzac

Eugénie Grandet

OĂą Balzac dĂ©marre de nouveau par une façade :

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l՚aridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu՚un étranger les croirait inhabitées, s՚il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d՚une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l՚appui de la croisée, au bruit d՚un pas inconnu.

OĂą Balzac est à l’affĂ »t des traces :

Plus loin, c՚est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L՚Histoire de France est là tout entière. À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l՚artisan a déifié son rabot, s՚élève l՚hôtel d՚un gentilhomme où sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays.

OĂą il est question de railleries urbaines :

Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d՚Angers qui excellaient à ces railleries urbaines.

OĂą devenir riche demande dissimulation et maĂ®trise de sa langue :

Ce bredouillement, l’incohĂ©rence de ses paroles, le flux de mots oĂą il noyait sa pensĂ©e, son manque apparent de logique attribuĂ©s Ă un dĂ©faut d’Ă©ducation Ă©taient affectĂ©s et seront suffisammen expliquĂ©s par quelques Ă©vĂ©nements de cette histoire. D’aileurs, quatre phrases exactes autant que des formules algĂ©briques lui servaient habituellement Ă embrasser, Ă rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s de la vie et du commerce : Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ninon, et n’Ă©crivait jamais.

... ou de perdre beaucoup de prĂ©jugĂ©s :

il s’aperçut que le meilleur moyen d’arriver àla fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fit la traite des nègres, en joignant àson commerce d’hommes celui des marchandises les plus avantageuses àéchanger sur les divers marchés où l’amenaient ses intérêts.

et oĂą nous est fourni le secret de la rĂ©ussite :

ce jeune homme n’est bon Ă rien, il s’occupe plus des morts que de l’argent

OĂą le marteau d’une porte peut ressembler Ă un gros point d’admiration [1]

OĂą un changement brutal de rythme peut ĂŞtre fatal :

Il lui avait plus surgi d’idĂ©es en un quart d’heure qu’elle n’en avait eu depuis qu’elle Ă©tait au monde.

OĂą revient le motif de la pièce interdite :

ArrivĂ© sur le premier palier, il aperçut trois portes peintes en rouge Ă©trusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnĂ©es, apparentes, terminĂ©es en façon de flammes comme l’était Ă chaque bout la longue entrĂ©e de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l’escalier et qui donnait entrĂ©e dans la pièce situĂ©e au-dessus de la cuisine, Ă©tait Ă©videmment murĂ©e. On n’y pĂ©nĂ©trait en effet que par la chambre de Grandet, Ă qui cette pièce servait de cabinet. L’unique croisĂ©e d’oĂą elle tirait son jour Ă©tait dĂ©fendue sur la cour par d’énormes barreaux en fer grillagĂ©s. Personne, pas mĂŞme madame Grandet, n’avait la permission d’y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste Ă son fourneau. LĂ , sans doute, quelque cachette avait Ă©tĂ© très habilement pratiquĂ©e, lĂ s’emmagasinaient les titres de propriĂ©tĂ©, lĂ pendaient les balances Ă peser les louis, lĂ se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reçus, les calculs ; de manière que les gens d’affaires, voyant toujours Grandet prĂŞt Ă tout, pouvaient imaginer qu’il avait Ă ses ordres une fĂ©e ou un dĂ©mon. LĂ , sans doute, quand Nanon ronflait Ă Ă©branler les planchers, quand le chien-loup veillait et bâillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet Ă©taient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs Ă©taient Ă©pais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, oĂą, dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres Ă fruits Ă©taient dĂ©signĂ©s et oĂą il chiffrait ses produits Ă un provin, Ă une bourrĂ©e près. L’entrĂ©e de la chambre d’EugĂ©nie faisait face Ă cette porte murĂ©e.

OĂą l’apect d’une pièce sert de rĂ©vĂ©lateur

Charles demeura pantois au milieu de ses malles. Après avoir jetĂ© les yeux sur les murs d’une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune Ă bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une cheminĂ©e en pierre de liais cannelĂ©e dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernissĂ©e et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis de lisière placĂ© au bas d’un lit Ă ciel dont les pentes en drap tremblaient comme si elles allaient tomber, achevĂ©es par les vers, il regarda sĂ©rieusement la grande Nanon et lui dit : — Ah çà ! ma chère enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, l’ancien maire de Saumur, frère de monsieur Grandet de Paris ?

... pièce qui plus tard se figera :

Le lendemain du dĂ©part de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, exceptĂ© pour EugĂ©nie, qui la trouva tout Ă cop bien vide. Ă€ l’insu de son père, elle voulut que la chambre de Charles restât dans l’Ă©tat oĂą il l’avait laissĂ©e. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo.

OĂą pour EugĂ©nie tout se joue entre l’escalier paternel et le jardin :

EugĂ©nie se sauva dans le jardin, tout Ă©pouvantĂ©e en entendant trembler l’escalier sous les pas de son père.

OĂą le buveur de cafĂ© fait surface :

Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Charles en riant.
Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé àl’intérieur, bordé d’une frange de cendre, et au fond duquel tombait le café en revenant àla surface du liquide bouillonnant.
— C’est du café boullu, dit Nanon.
— Ah ! ma chère tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous ĂŞtes bien arriĂ©rĂ©s ! Je vous apprendrai Ă faire du bon cafĂ© dans une cafetière Ă la Chaptal.
Il tenta d’expliquer le système de la cafetière Ă la Chaptal. [2]

OĂą la figure de l’avare Ă©claire le siècle :

Les avares ne croient point Ă une vie Ă venir, le prĂ©sent est tout pour eux. Cette rĂ©flexion jette une horrible clartĂ© sur l’époque actuelle, oĂą, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mĹ“urs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire Ă miner la croyance d’une vie future sur laquelle l’édifice social est appuyĂ© depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutĂ©e. L’avenir, qui nous attendait par delĂ le requiem, a Ă©tĂ© transposĂ© dans le prĂ©sent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pĂ©trifier son cĹ“ur et se macĂ©rer le corps en vue de possessions passagères, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens Ă©ternels, est la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale ! pensĂ©e d’ailleurs Ă©crite partout, jusque dans les lois, qui demandent au lĂ©gislateur : Que payes-tu ? au lieu de lui dire : Que penses-tu ? Quand cette doctrine aura passĂ© de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ?

OĂą Balzac est attentif Ă l’usage rĂ©gional des mots :

Le bonhomme… Ici peut-être est-il convenable de faire observer qu’en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme, déjàsouvent employé pour désigner Grandet, est décerné aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitôt qu’ils sont arrivés àun certain âge. Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle.

OĂą, au dĂ©tour de description de Grandet, peu dormeur, surgit une maxime balzacienne :

Les gens puissants veulent et veillent.

OĂą les noms, toujours :

Pour la seconde fois,depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. Le prĂ©sident put se croire choisi pour gendre par l’artificieux bonhomme.

Dans les Indes, àSaint-Thomas, àla côte d’Afrique, àLisbonne et aux États-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, résolu de faire fortune quibuscumque viis, se dépêche d’en finir avec l’infamie pour rester honnête homme pendant le restant de ses jours.

Ne partageant pas les préjugés de monsieur d’Aubrion sur la noblesse, elle avait promis àCharles Grandet d’obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l’autoriserait, lui Grandet, àporter le nom d’Aubrion, àen prendre les armes, et àsuccéder, moyennant la constitution d’un majorat de trente-six mille livres de rente, àAubrion, dans le titre de Captal de Buch et marquis d’Aubrion.

OĂą on entend parler du prĂ©sent :

Il est dans le caractère français de s’enthousiasmer, de se colĂ©rer, de se pasionner pour le mĂ©tĂ©ore du moment, pour les bâtons flottants de l’actualitĂ©. Les ĂŞtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mĂ©moire ?

OĂą les temps sont au rien :

Charles Ă©tait un enfant de Paris, habituĂ© par les mĹ“urs de Paris, par Annette elle-mĂŞme, Ă tout calculer, dĂ©jĂ vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l’épouvantable Ă©ducation de ce monde, oĂą, dans une soirĂ©e, il se commet en pensĂ©es, en paroles, plus de crimes que la Justice n’en punit aux Cours d’assises, oĂą les bons mots assassinent les plus grandes idĂ©es, oĂą l’on ne passe pour fort qu’autant que l’on voit juste ; et lĂ , voir juste, c’est ne croire Ă rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni mĂŞme aux Ă©vĂ©nements : on y fait de faux Ă©vĂ©nements. LĂ , pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive ; provisoirement, ne rien admirer, ni les Ĺ“uvres d’art, ni les nobles actions, et donner pour mobile Ă toute chose l’intĂ©rĂŞt personnel.

OĂą revoilĂ Goethe :

BientĂ´t pour [Charles] EugĂ©nie fut l’idĂ©al de la Marguerite de Goethe, moins la faute.

... et la tragĂ©die :

une tragĂ©die bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang rĂ©pandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.

OĂą dans un monde Ă©troit, clĂ´turĂ©, une mappemonde et un bout de ciel :

En revenant de la messe oĂą elle alla le lendemain du dĂ©part de Charles, et oĂą elle avait fait vĹ“u d’aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu’elle cloua près de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l’y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire : — Es-tu bien ? ne souffres-tu pas ? penses-tu bien Ă moi, en voyant cette Ă©toile dont tu m’as appris Ă connaĂ®tre les beautĂ©s et l’usage ? Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongĂ© par les vers et garni de mousse grise oĂą ils s’étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, oĂą ils avaient bâti les châteaux en Espagne de leur joli mĂ©nage. Elle pensait Ă l’avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d’embrasser ; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel Ă©tait la chambre de Charles.

OĂą la vie devient mĂ©canique pour les immobiles :

ce fut les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule.

... et pour d’autres, par le voyage et le relativisme qu’il engendre, se vide de toute morale :

Ă€ force de rouler Ă travers les hommes et les pays, d’en observer les coutumes contraires, ses idĂ©es se modifièrent, et il devint sceptique. Il n’eut plus de notions fixes sur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui Ă©tait vertu dans un autre. Au contact perpĂ©tuel des intĂ©rĂŞts, son cĹ“ur se refroidit, se contracta, se dessĂ©cha. Le sang des Grandet ne faillit point Ă sa destinĂ©e. Charles devint dur, âpre Ă la curĂ©e. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme. Il allait alors Ă Saint-Thomas acheter Ă vil prix les marchandises volĂ©es par les pirates, et les portait sur les places oĂą elles manquaient.

Notes

[1sur l’origine du point d’exclamation, on peut en apprendre plus ici

[2cafetière àfiltre

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