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roy buchanan

RB | en cours

Sommaire

en cours d’écriture ; gros chantier du moment ; mise en ligne progressive ici ; tenter de proposer différents parcours de lecture de paragraphes en paragraphes

portrait a minima | quelle vérité ? | à quoi ressembler ? |
venir à la musique | apprendre dans une église | échapper à Pixley |
un arrachement | soi et une guitare | élargir son vocabulaire | garder traces |
entrer dans le métier (essayer de) | du rêve à l’abrupt | d’Ozark à Tulsa, ou entrer dans le métier | music business | Las Vegas | destins | Telecaster | jouer en club | ne plus | ne plus (bis)| Mallarmé

Portrait a minima

Tenter de se représenter un gars d’un mètre soixante-quinze et qui pèse son quintal, né dans une ferme de l’Arkansas en 1939, qui se nourrit pour l’essentiel de sandwiches aux boulettes de viande, fume des cigares tout au long de la journée, marié à une fille prénommée Judy, avec qui il aura six enfants puis en adoptera un septième, qui lorsqu’il est chez lui peut occuper sa journée à promener ses deux chiens mastiffs, aller boire des bières au troquet du coin, s ?enfermer dans son sous-sol pour enregistrer sur des cassettes ses improvisations sur sa Telecaster, qui donne des concerts, essentiellement dans le quart nord-est des États-Unis, dans des bars restaurants où viennent se défouler les prolos du coin, jouant pour l’essentiel des reprises de blues et de rock sur des scènes étroites, vite intoxiqué à mener la vie sur la route, picolant le soir avant de monter sur scène, redescendant ensuite avec de l’herbe, le matin relançant la mécanique à coups d’amphétamines, puis tombant dans l’usage de la cocaïne, artiste à la discographie très inégale et sans grand succès, capable d’innovations techniques et d’un jeu extrêmement expressif, admiré par ses pairs sans jamais devenir le guitar hero dont rêvent alors les maisons de disques pour remplir leurs caisses, artiste de l’ombre mort un soir de beuverie dans une cellule de la prison du comté de Fairfax, Virginie

Quelle vérité ?

Approcher, ce serait déjà ça, parce que s’intéresser à Buchanan c’est se confronter à des fictions, tissées de son vivant, avec sa complicité, parfois même de sa propre initiative, souvent amplifiées depuis sa mort, relatées du web aux notes des pochettes de disques, fictions qui masquent tout autant qu’elles éclairent, à commencer par la légende familiale, le père de Buchanan évoquant une grand-mère Cherokee, premier pas de côté qui accompagne l’enfance, échappée romanesque qui prend source dans le passé américain, dans l’imaginaire collectif, cet imaginaire avec lequel le guitariste saura jouer plus tard dans ses interviews, faisant de son père un prêcheur pour souligner la dimension religieuse de sa musique, dimension dont on reparlera, présente tant dans ses paroles que dans le rapport qu’il entretient avec la musique, mais amenée via la fiction, et qu’importe que mettre les pieds à l’église ait été pour le paternel une pure perte de temps, qu’il ait préféré le dimanche matin durant l’office aller couper du bois de chauffage ou bricoler à la maison, Buchanan entretient l’image du campagnard, issu d’une Amérique rurale et croyante, tout comme son jeu de guitare, techniquement parlant issu pour une bonne part de la musique country, et, il aime à le laisser entendre, pétri d’une ferveur digne d’un prêche évangélique, mais sa carrière musicale débutant dans la seconde moitié des années cinquante, et parce qu’il est américain, une autre imagerie vient s’ajouter, flirtant avec le kitsch et les ressorts du fantastique, pointant le caractère étrange du bonhomme, psychologiquement fragile, ou différent, imagerie qu’introduit un D.J. anonyme et inventif, chargé de promouvoir un des nombreux groupes de Buchanan à ses débuts, proposant de présenter le guitariste comme en enfant-loup trouvé par des bohémiens quelque part en Europe, et de placer sur scène deux loups enchaînés – le projet échouera faute de loups disponibles mais laissera traces au dedans : par goût de mystifier, mais aussi parce que l’homme est rétif à la prise de parole, et qu’il faut bien dire quelque chose pendant les interviews, sentant que proférer l’énorme est un moyen sûr d’échapper à l’obligation de discourir sur lui-même ou son travail de l’instrument, Buchanan reprend parfois ce thème, glisse peu à peu vers celui du loup-garou, prétendant d’abord que ses prouesses techniques sont dues au fait qu’il est pour moitié loup, et, sans doute aussi parce que combinant l’alcool, les amphétamines, l’herbe et la fatigue de la route – il faudra reparler de tout ça plus tard –, affirmant sans sourire être un loup-garou et vouloir épouser une nonne, et, même sobre, c’est du moins ce que les témoins affirment, des musiciens de son entourage, se rendre sur une plage un soir de pleine lune et attendre la métamorphose, ou encore, durant une tournée au Canada, alors que seul dans sa chambre d’hôtel, hurler à la pleine lune, jusqu’à ce qu’un membre du groupe vienne et tente de le calmer, lui sur le lit, hurlant toujours, lui propose une bière ou un pétard d’herbe pour redescendre, parce qu’atteint ce point où on ne sait plus, parce que la fiction s’est insinuée dans les paroles puis jusque dans les rêves, et c’est là sans doute à§a la seule métamorphose accessible : être pétri de récits qui sont autant de défenses contre l’extérieur, mais il y a si longtemps que à§a dure, depuis l’exemple du frère aîné, J.D., celui qui mieux que personne sait faire glisser son propos dans la fiction tout en gardant le visage impassible, J.D. qui est présent dans le récit fondateur où le petit Leroy – c’est pour la scène qu’il changera de prénom –, où le petit Leroy s’approche de son frère qui joue de la guitare avec un de leurs cousins – on les imagine sous le porche de la ferme, parce que c’est par la fiction qu’on approche comme lui tient à distance, le lieu-dit s’appelle Smith’s Creek, c’est dans l’Arkansas, près d’Ozark, un petit patelin dans le comté de Franklin, mille quatre cents habitants en 1944 –, Leroy a cinq ans, il s’amène et explique aux grands qu’ils sont désaccordés, son frère le mettant au défi il lui accorde sa guitare, c’est là le début de l’histoire, dans ce récit pour dire que doué d’une oreille absolue, son refus de faire partie des Rolling Stones constituant l’apothéose de la fiction Buchanan, mais on en reparlera, fiction qui aura le vie dure parce que cristallisée dans un documentaire télé, une drôle d’entreprise, essentiellement biographique, parce que l’homme fait énigme, qu’il y a là quelque chose qu’on ne comprend pas : ce jeu de guitare inouï, prodigieux, cette reconnaissance par tous ceux qui comptent en matière de guitare – on est en 1971 –, mais cette carrière qui demeure dans l’ombre, alors on a l’idée de raconter son parcours, de lui faire rencontrer les guitaristes qui l’ont influencé, qu’ils admirent, et sa vie, et c’est la fiction qui va prendre le dessus, brouillant un peu plus l’image, éloignant l’homme et sa musique, mais l’antienne rassure devant l’inouï, ou plutôt l’inattendu, parce que le matériau chacun le connaît, ce n’est pas d’une autre musique qu’il s’agit, mais d’une manière différente, d’une autre approche de l’instrument, d’apports techniques au service de l’expression, on en reparlera, mais de ça il n’en sera pas question dans le documentaire, le propos s’articulera autour de la religion et de la famille, mettant en scène le retour de l’artiste à Pixley, Californie, environ trois mille habitants aujourd’hui, c’est là que la famille Buchanan est venue tenter sa chance et s’est installée quand Leroy était tout gosse, de à§a aussi on reparlera, retour à la maison alors que à§a fait en gros dix ans qu’ils ne sont pas vus, et qu’il y a seulement deux ans que ses parents disposent chez eux du téléphone, alors retour baigné d’émotion, et goût de télé-réalité quand la vieille mère, bras droit dans le plâtre, étreint son fils et embrasse ses six petits enfants qui un à un défilent, et qu’elle ne connaît pas, puis voilà Judy sa belle-fille, avec elle on regarde des photos de famille, puis Judy en prend une de photo de famille, les trois générations Buchanan réunies en rangs d’oignons devant la porte d’entrée, plan sur la table de la salle à manger, sur laquelle a été disposé un buffet froid, chacun remplit son assiette, le grand-père prend ses petits-enfants sur ses genoux, salopette bleue et chapeau sur la tête ramène du Pepsi et du Doctor Pepper de l’épicerie, on est chez des Américains ordinaires, des petits blancs qui ont le goût de l’effort et du travail bien fait, parce que le Christ l’a voulu ainsi, c’est la mère qui le dit, qu’il faut toujours faire de son mieux, quoi qu’on entreprenne, mais c’est par la magie de la voix off qu’on s’éloigne de la réalité, avec l’évocation par Buchanan de son enfance, glissant de sa mère, stricte mais pas étouffante, capable de travailler autant sinon plus que beaucoup d ?hommes, à son père, prétendument prêcheur à cette époque – qu’il ait arrêté de l’être, dans quelles circonstances et pourquoi, personne ne le lui demande, parce que le récit s’articule si bien, et que des images s’imposent : plan du guitariste assis sur les marches de l’église pentecôtiste, évoquant sans parvenir à le nommer le lien entre sa musique et son sentiment religieux, a secret feeling, puis le voilà en train d’accompagner un chant pendant la messe, sa mère qui masque son plâtre sous une attelle battant la mesure de sa main libre, le pasteur chantant yeux au plafond derrière ses grosses lunettes, et toujours cette voix off, expliquant que jouer est le meilleur moyen qu’il ait trouvé pour montrer qu’il aimait son prochain, que pour des gens comme ses parents la religion donne sens à leur vie et à leur mort, mais la maison et l’église ne suffisent pas, ce n’est pas que à§a l’Amérique, c’est aussi la route, alors plan sur le Southern Pacific qui traverse la ville sans s’arrêter, un train de marchandises, parce que derrière la fiction qui vient il y a le hobo chanté par John Lee Hooker et d’autres, ou décrit par London, évocation de la maison quittée à 16 ans pour Los Angeles, façon Highway child d’Hendrix, plan devant la station Greyhound, images de route filmées depuis une voiture, Buchanan a beau dire en passant qu’il était difficile pour lui de jouer dans les clubs, I was kinda young, you know, personne pour insister, et pourtant imaginer un mineur pénétrer dans un établissement servant de l’alcool, mais qu’importe, le récit s’improvise, avec un groupe qu’il a formé et une tournée passant par l’Oklahoma, le Texas puis le Canada, tournée durant laquelle il jouait du blues pour un public essentiellement noir à l’époque – on est en 1955 –, voyageait en bus, dormait dans les champs ou les bars, I was lucky if I could sleep in a bar, finissant par revenir à la maison parce qu’il avait faim : tout le blues est là , la route, la vie difficile et la solitude, solitude qu’il évoque de nouveau près de la maison où il a été élevé, ses parents ont déménagé depuis – il est assis contre un mur de cette maison en planches, quelques-unes sont disjointes, parle de cette solitude qui vous accompagne depuis la naissance, parce que de la fiction surgit toujours un peu de vérité, parce que sans la fiction comment à la fois se dire et se préserver, se protéger, cette solitude qui permet de se découvrir, c’est lui qui le dit, et qui fait sans doute qu’on passe autant de temps sur l’instrument depuis très jeune, et que la découverte de la guitare et de soi vont de pair, ça c’est ce qu’on suppose, cette solitude qui brouille les limites entre rêve et réalité, il le dit, revenir à la maison c’est comme sortir d’un rêve, revenir à la réalité, ou sortir de la réalité et revenir dans un rêve, t’es pas tout à fait sûr, c’est comme un grand rêve, c’est incroyable, soulignant la frontière fragile qui l’accompagnera jusqu’au-delà de l’ultime solitude, celle de sa mort, violente et prématurée, objet de fantasmes et de clichés – de ça aussi il faudra reparler

à quoi ressembler

Se souvenir de cet interview de Jimmy Page et Robert Plant aux débuts de Led Zeppelin, où Plant déclare qu’est advenu le temps où le public s’intéresse davantage à la musique qui est jouée qu’à l’aspect des musiciens, révolu le temps des Beatles – pourtant pas le dernier à jouer du torse nu, mouvement des boucles blondes et coups de hanches, parce que la musique certes, mais aussi le spectacle, et qu’on n’y échappe pas si facilement, même quand on préfère l’ombre à la lumière, au point comme Buchanan de tourner le dos pendant les solos, ou de garder un visage impassible, sinon un mouvement des mâchoires, de tout ça il faudra reparler, pour l’instant regarder les photos, témoins des modes suivies ou repoussées : les débuts au temps des Heartbeats se font raie sur le côté et cheveux ramenés en arrière, pattes descendant sous le lobe de l’oreille, nœud papillon et et une horrible veste à rayures, remplacés, quand accompagnant Dale Hawkins – oui, celui de Susie Q – par chemise blanche, cravate et petit gilet sans manches : on joue du code vestimentaire parce qu’on est là pour offrir un spectacle complet, pas seulement pour jouer de la musique, même d’une façon extraordinaire, et c’est sans doute ce que refuse Roy Buchanan, ce qu’il ne comprend pas, ou ce à quoi il ne parvient pas à se résoudre, portant le cheveu long et la barbe, et quand le propriétaire d’un club fait une remarque, on est en 1960, parce que l’aspect bohème du guitariste pourrait nuire au commerce, ou parce qu’il a des principes, qu’il est tout étroitesse d’esprit, Buchanan comprend très bien ce dégoût pour le poil, et revient crâne et sourcils rasés, et fait tache au milieu des autres membres du groupe, ces Hawks qui se la jouaient classe, et qui ont continué par la suite, quand devenus The Band, ainsi sur l’affiche pour leur concert du 11 mai 69 au Fillmore East, avec leurs bottines, vêtus de costumes allant du gris au noir, trois sur cinq portant chapeau et tous cravates, Buchanan pourtant conscient de l’importance d’à quoi on ressemble sur une scène ou une pochette de disque, puisqu’en 64, au moment de la Britisih invasion, quand le groupe de Bobby Howard and the Hi-Boys devient les British Walkers, il se rase la barbe et prend une coupe façon Mods, parce que l’impression que ce coup-ci à§a peut être le bon, qu’après tout on joue tellement mieux que ces Anglais, que le public préférera toujours l’original à la copie, alors s’il suffit de renvoyer l’image à la mode pourquoi pas, accepter parce qu’y croire encore, qu’une carrière s’annonce et qu’il n’y a pas de raison de cartonner comme beaucoup de ceux avec qui avoir joué précédemment – de ça aussi on reparlera –, ensuite, quand cette impression que le train part toujours sans vous – il utilisera l’image dans un des rares textes de chansons qu’il aura écrits –, ne plus s’encombrer de rien, parce que ce paradoxe que dans l’échec le nom et la légende suffisent pour attirer un public de jeunes gars et de musiciens – ça aide sûrement à tenir ces oreilles-là –, et pour les autres qui remplissent la salle, tant qu’on leur donne la musique qu’ils attendent, qu’ils peuvent draguer et se prendre une bonne cuite, rien d’autre n’a d’importance, alors que le gars s’amène sur scène coiffé d’un béret, d’une casquette ou d’un chapeau, qu’il ait le crâne rasé ou des cheveux mi-longs et comme plaqués parce qu’un peu gras, que le gars ait pas l’air soigné ou élégant – mais pourquoi faire attention à soi quand même pour son instrument on ne possède pendant longtemps ni étui ni flightcase –, que le gars n’ait rien de flamboyant façon Hendrix et son art de la friperie, ce public-là s’en fout, il ne vient pas au spectacle, il vient s’amuser, alors que le guitariste passe inaperçu dans la rue, que ce qui au début des années soixante lui donnait l’air rebelle le fasse aujourd’hui ressembler à un Américain ordinaire, peut-être même qu’il préfère ça le public, qu’il n’aime pas trop les chevelus excentriques, ces lascars sapés comme des gonzesses, ici on est entre soi, entre travailleurs qui mouillent la chemise, juste les horaires qui sont décalés, les uns de jour à l’usine et les autres de nuit sur la scène étroite, payés au lance-pierre et crachant pas sur la bibine, une telle proximité, bien que pas le même monde, parce que jouer au début c’était plaisir et excitation, que maintenant souvent ça pèse, tellement que des fois envoyer tout dinguer, puis recommencer parce que l’envie est de nouveau là , le besoin de fric mais pas que, une telle proximité mais pas le même monde, parce que pas la même chose de produire des richesses et des vecteurs pour l’émotion, pour l’expression de ce qu’on trimbale depuis toujours et qui ne demande qu’à trouver voix – de ça aussi il faudra reparler –, mais proximité telle que Buchanan finira par s’inscrire à une formation de coiffeur, pratiquera le métier un temps – de ça aussi on reparlera

Venir à la musique

Se demander comment on se met à la musique dès l’enfance, plutôt qu’au dessin ou autre chose, et comment on se retrouve avec une guitare entre les mains et pas un autre instrument, parce que la légende du gosse assis sur les marches de l’église en train d’écouter ce qui se joue à l’intérieur, cette autre légende proposée par Buchanan dans le documentaire bio-explicatif ne suffit pas, parce qu’aucune raison dans la réalité qu’il n’y ait pas accompagné sa mère, ou, pour être raccord avec la fiction qu’il construit, qu’il n’ait pas assisté à l’office mené par son père, même si l’image qu’il propose est sans doute juste, cette porte et derrière ce qui est capable de vous transporter, qu’on devine et qu’il faudra tenter de rejoindre un jour, ce sera ça aussi devenir musicien, mais c’est là construction rétrospective : avant ce cheminement vers l’intérieur, ou la mise en voix de ce qui là demande à sortir – James Baldwin dit que celui qui crée « la musique [...] se débrouille avec le fracas qui émerge du vide et le met en ordre au moment où il résonne dans l ?air » [1], on reparlera de ça –, avant il y a ce qui vous amène à choisir un outil plutôt qu’un autre, pourquoi pas le violon comme ceux que fabriquaient son oncle et que jouaient ses cousins dans les bals autour d’Ozark, Billy et Amos, demandés tous les samedis soirs pour faire danser, un répertoire de hillbilly, mais il y a eu le départ des Buchanan vers la Californie – on reparlera de cet arrachement –, départ loin d’Ozark et des violons, et l’instrument qu’il avait tous les jours sous les yeux était la guitare de son frère aîné, celle-là même qu ?il prétendra avoir réaccordée à l’âge de cinq ans, guitare autour de laquelle il tourne sans doute, parce que toujours dans les pattes du frère de onze ans plus âgé, modèle à imiter, presque adulte mais capable encore de retrouver les territoires de l’enfance, alors quand Leroy annonce à son père qu’il s’intéresse à la musique, et que celui-ci lui demande quel instrument il voudrait pratiquer, le gamin répond sans hésiter la guitare, guitare qu’il aura bientôt, un jouet plus qu’un instrument, sur laquelle il s’évertuera à jouer, cherchera obstiné à apprendre, finira par maîtriser trois accords avant qu’un nommé Charles, un de ses cousins, ne brise le jouet par mégarde, inaugurant un long temps sans guitare, quatre ans passeront avant que sa mère se souvienne de son goût pour l’instrument, et lui achète une lap steel guitar rouge, une Rickenbacker que son frère JD aidera à payer, envoyant de l’argent à ses parents depuis la base de Camp Beale où il fait le militaire, et c’est sur cet instrument, un vrai cette fois, que le gamin commencera son véritable apprentissage – de sa prof et de comment il apprit c’est à suivre –, un instrument plutôt conçu pour jouer de la country, qu’on pose sur les genoux, onglets aux doigts de la main droite et slide dans la gauche, pas l’instrument que souhaitait l’enfant, c’est le choix de ses parents, un coup d’arbitraire de qui détient l’autorité, choisit en fonction de ses goûts musicaux, parce que si on lui avait demandé son avis – mais comment ৒aurait été possible en 1948 ? –, c’est une guitare folk que Leroy aurait souhaité jouer, vu qu’à Pixley personne ne jouait de la lap steel, mais c’est cet arbitraire qui décidera en partie de l’originalité de son jeu, notamment le rapport au manche qui, sur la lap steel, à la différence de la guitare, ne remplit pas ce rôle de repère sur lequel prendre un appui sûr quant aux notes qu’on produit, la lap steel se jouant essentiellement à l’oreille, presque comme un instrument sans frettes, c’est cet arbitraire qui des années plus tard amènera Buchanan à moduler sur et hors du manche, glissant au long de celui-ci et terminant sa course au-delà des micros de sa Fender Telecaster, modèle auquel il restera longtemps fidèle et sur lequel il parviendra à imiter le son lap steel, modèle fabriqué en Californie, tout comme les Rickenbacker, et qui tenait un rôle clé dans le son de Bakersfield, situé à une cinquantaine de miles de Pixley, Bakersfield qu’on surnommait le Nashville de l’Ouest : vie modelée par l’arbitraire et le hasard, dans le choix des parents d’un instrument ou d’un lieu où migrer, parents eux-mêmes soumis aux forces économiques qui les entraînent sur la route 66, comme presque un demi-million d’autres l’avaient fait dans la seconde moitié des années 30– de ça aussi on reparlera –, quittant tout pour la Californie, parents qui comme aussi des millions d’autres achètent une radio, d’abord écoutée depuis la voiture du temps d’Ozark, une Ford A qui en est équipée – les imaginer dans la cour de la ferme, avec les voisins qui sont venus écouter, rassemblés autour de la voiture, et on reste là jusqu’à des minuit, pour de la musique qui arrive de loin parfois : la voix et la guitare de Jimmy Rodgers qui vous parvient depuis Memphis – du blues aux yeux bleus comme on dira plus tard –, de la country et des grands orchestres, il y a là tout un tas de sons disponibles, comme plus tard, quand la radio sera entrée dans la maison de Pixley, Californie, et qu’il n’y aura pas grand chose d’autres comme distractions autour, et puis qu’on a grandi, que jouer dehors étourdit encore un peu mais que ce n’est plus seulement ça qu’on veut, parce qu’on commence à deviner le besoin d’un ailleurs, alors l’écouter tard cette radio, seul dans sa chambre – Grand Ole Opry de Nashville, Town Hall Party de Los Angeles –, l’écouter jusqu’à ce que la musique qui s’y joue soit perçue comme un signal de départ – de cette fiction là aussi il faudra reparler –, mais d’abord, dans la journée, retrouver sur son instrument ce qu’on a entendu et vous a plu, thèmes de country, finger-picking de Merle Travis, autant de chansons qui resteront gravées en mémoire, paroles, structure et plans guitare, et que Buchanan sera capable de retrouver, impromptu, quand jouer de la guitare sera devenue une profession – de cette capacité presque instantanée à mémoriser il faudra aussi reparler

Apprendre dans une église

Constater l’association fréquente de l’église et de la musique dans les propos de Buchanan, lien à partir duquel il glisse souvent vers la fiction, peut-être parce que c’est dans une église qu’il a pris ses premières leçons de guitare avec Mrs Presher – ça durera trois ans, il commence à neuf, sa prof sillonne la région et apprend aux enfants du coin à jouer tout un tas d’instruments, du piano au banjo en passant par l’accordéon ou la guitare, et même d’autres, à Pixley les cours ont lieu à l’église de l’assemblée de dieu, ça ne coûte pas cher, et quand les fins de mois sont difficiles, on peut même payer en nature, légumes ou volailles qu’on élève, on y apprend de pair pratique de l’instrument et solfège, avec une méthode où les notes étaient représentées par des nombres, mais qui rebute le gamin, parce que capable de mémoriser sur l’instant ce que sa prof lui jouait puis de le reproduire à l’oreille, tricherie qui se poursuit pendant trois ans, jusqu’à ce qu’un de ses cousins aille cafter, et que sa prof fonde en larmes, c’est du moins ce qu’il raconte, en larmes parce que vexée, ou blessée, ou déçue, personne pour le dire désormais : d’elle il ne reste qu’un nom que Buchanan cite dans quelques interviews, lui attribuant un rôle-clé, à égalité avec l’influence de Merle Travis et de Jimmy Nolen, l’un roi du picking et l’autre guitariste de James Brown, inventeur de la guitare funk et de ses cocottes, honneur mérité parce qu’avec elle avoir appris la nécessité de jouer en sentant, que la technique n’est rien sinon mise au service de l’expression, de cette mise en voix de ce qui est là au creux du morceau, qu’on peut faire sien le temps du jeu, et qui peut en retour, plus tard, parfois beaucoup plus tard, aider à mettre en ordre ce fracas qui provient de l’intérieur, rien qu’un nom que Buchanan s’amuse à déformer quand il s’agit de nommer un morceau figurant sur un album [2], le transformant en Mrs Pressure, pression de qui oblige à apprendre doigtés et techniques avant de se mettre à jouer les morceaux qui passent à la radio et qu’on voudrait tellement reproduire, pression de qui exige un travail, une rigueur, ce dont Buchanan ne fait pas toujours preuve, on reparlera de cette idée que la musique à ses yeux doit rester plaisir et spontanéité, sans rien de laborieux ou de contraint, propos qui revient souvent chez lui, à lier sans doute à une conception mystique de la musique, qui passerait à travers vous sans que vous y pensiez, conception où le musicien n’est plus qu’un vecteur, un prophète qui au lieu d’écrire jouerait des notes, héritage de l’église pentecôtiste fréquentée par sa mère le dimanche et où il prenait ses cours de guitare, Esprit Saint provoquant le chant en des langues inconnues de tous, peut-être ça aussi l’improvisation de Buchanan à la guitare, une glossolalie, un discours en une langue neuve, et capable de guérir le monde, c’est ce qu’il croyait [3] quelque chose proche du sermon, an electric church music disait Hendrix de son propre travail, capable comme le sermon évangélique de travailler la foule, de la saisir et de l’amener à un point d’orgue émotionnel, la seule différence étant de devoir se passer de mots, de ne disposer que d’un peu de bois et d’acier, et de ne pas pouvoir tricher [4]

Échapper à Pixley

Imaginer ce gars de dix-huit ans, cheveux gominés et peut-être encore le costume de scène à rayures sur le dos, la garde-robe ne doit pas être bien étendue, il est dans la voiture avec les autres gars du groupe, The Rock and Heartbeats, il va jouer son premier vrai concert professionnel, dans une salle conséquente, le Tulare’s Veterans Memorial Building, une salle toute neuve peinte en rose, Fats Domino y a joué deux semaines plus tôt, on en a parlé dans la presse, sept arrestations parce qu’une canette de bière qui vole et bagarre générale, les instruments sont dans le coffre de la voiture, une Ford 49, à l’arrière Roy Buchanan pointe le doigt vers vers des champs poussiéreux où poussent quelques citronniers, on est à hauteur de Pixley, Californie, là où ses parents ont fini par s’installer en 45, il veut que les autres sachent qu’il vient de là, que c’est dans ce paysage qu’il a grandi, dans cette désolation, la grande forêt de séquoias n’est pas loin, et la vallée de la mort, mais Pixley c’est autre chose, une plaine morne à l’herbe jaunie et aux arbres rares, des champs à l’infini, une Beauce sous soleil de Méditerranée, avec les mêmes gigantesques silos, là qu’il a vécu dans une maison en bois louée par l’employeur de son père, un vétéran de la première guerre mondiale pour qui il s’occupe d’irrigation, ils sont nombreux à avoir émigré là, et qui habitent des baraques du même genre, la plupart situées le long de la voie ferrée de la Southern Pacific, la maison des Buchanan est elle au milieu des champs de coton et de luzerne, maison perdue et où vivre à l’étroit, avec seulement deux chambres, c’est de là qu’il est parti deux ans plus tôt pour Stockton, il a seize ans, l’âge des ruptures qui vous engagent pour une vie, écoute la radio tard le soir, c’est l’été, Mystery train passe à la radio, et plus que par le chant de Presley, est séduit par son guitariste, Scotty Moore, au jeu agressif pour l’époque, et mis en valeur par la réverbération ample des studios de Sun Records, au point d’en apprendre par cœur les solos, note pour note, et adulte associer sa décision de fuguer avec la découverte de Presley : il abandonne le lycée, où qui comme lui d’extraction modeste et timide s’en prend plein la tronche, parcourt trois cents kilomètres vers le nord, tente de gagner sa croûte en jouant de la musique, pari insensé pour qui est encore mineur, et revient à la maison crevant la faim, partie remise pour peu de temps, cette fois l’échappée belle aura lieu grâce à sa sœur, Betty, et son beau-frère, Phil Clemmons, un mécanicien qui joue un peu de guitare : tous les deux acceptent qu’ils restent vivre chez eux après une visite qu’il leur rend à Garden Grove, au sud de Los Angeles, croient sans doute que la musique n’est qu’une lubie d’adolescent appelée à se muer en loisir, et découvrent que le gamin introverti sait dire non : pas question de continuer au garage où son beau-frère a tenté de le faire embaucher, le temps de démonter une roue lui suffit, ce boulot abîme trop les ongles pour qui joue du picking, et ces quelques heures à l’atelier feront partie des rares consacrées à un autre travail que la musique, si on excepte le temps où il deviendra coiffeur – on en reparlera –, la construction d’un mur de soutènement avec son frère J.D. qui habite Hollywood, et quand, en pleine tournée, la première, celle qui le fait passer par Tulare, il se retrouve sans le sou à Oklahoma City, abandonné par un manager escroc, et se voit contraint de retourner au pays de ses origines, Ozark, où il donne le coup de mains à sa tante Willie et à ses cousins pour la cueillette du coton – d’emblée le rêve de devenir musicien professionnel se lézardait

Un arrachement

Imaginer le départ des Buchanan vers la Californie, paysans devenus migrants de l’intérieur – en arrière-plan pour nous Steinbeck et ses Raisins de la colère –, leur hésitation à quitter cette terre qu’ils travaillent, même si c’est pour pas grand chose, soumis qu’ils sont à une forme de métayage , sharecropping, une horreur développée dans les états de sud après l’abolition de l’esclavage, et guère éloignée de celui-ci, noirs et blancs pauvres rétribués d’une petite partie des récoltes après déduction du prix des semences, de la location de la ferme, du matériel, parfois même du prix de la nourriture, une économie de survie qui ne survivra pas à la chute des cours du coton, parce que désormais des exploitations de grande taille et mécanisées, parce que le Dust Bowl qui balaie l’Arkansas à l’ouest d’Ozark, c’est la fin d’un monde, alors aller voir plus loin, c’est ça aussi un pays aussi vaste, essayer la Californie et ses camps de travail, faire un premier voyage en train en 41, tenter sa chance, les trente glorieuses ce sera pour plus tard, celles dont on nous assène les images, qu’on nous présente comme un idéal, une espèce de paradis perdu de la croissance et du plein emploi, pour l’instant ce sont les années amères qui entraînent les Buchanan jusqu’à Pixley, où ils essaieront pendant quatre ans de démarrer une nouvelle vie, mais ils ne sont pas les seuls à venir proposer leurs bras pour cueillir fruits et légumes, un demi million comme eux ont migré vers l’Ouest depuis les années 30, la concurrence est rude, et les cousins sont toujours à Ozark, en train peut-être de s’en sortir grâce à la culture des fraisiers, pourquoi pas y revenir, essayer aussi les fraises, mais connaître de nouveau l’échec, et repartir un an plus tard – les cousins de Leroy sont là pour les adieux, il a six ans, il faut encore une fois tout quitter, s’arracher du connu, un de ses cousins écrit goodbye dans le sable, on a en tête les images du roman de Steinbeck, pieds nus sur la terre sablonneuse, camion chargé de meubles et de matelas, c’est retour à Pixley, en voiture cette fois, par la route 66, celle des crève-la-faim – l’énumération légère de Chuck Berry n’est pas encore passée par là –, de ceux qui partent avec quelques objets, se bricolent des caravanes et des cabanes en bois – la librairie du Congrès a gardé trace de ces miséreux, de ces familles recroquevillées sur elles-mêmes, serrées comme leur bardas sur le toit d’une Ford, agrippées à quelques planches et au tuyau d’un poêle –, retour à Pixley que Leroy Buchanan quittera dix ans plus tard dans un nouvel arrachement, pour aller cette fois à la rencontre de soi, de ce qu’on devine avoir à faire, appel qu’on entend d’autant mieux qu’on n’a rien à perdre, risque qu’on accepte d’autant plus qu’on sait que le travail ne paie pas

Soi et une guitare

Cerner les étapes qui amènent non pas à choisir l’instrument proprement dit, on l’a tenté plus haut, mais à y consacrer autant de temps, bientôt tout son temps, à placer la guitare au centre de ses jours, présents et à venir, jusqu’à ne pas imaginer faire autre chose que jouer sur scène et ainsi gagner sa vie, jusqu’à cette nécessité qui ne se devine peut-être pas lors des premières prestations publiques, du moins pour les autres, ceux qui sont spectateurs – ils voient c’est un gamin doué mais timide, il y en a d’autres comme lui qui font leurs premiers pas lors de récitals donnés à l’église puis à l’école, ils voient un des élèves de Mrs Presher, le reflet de son enseignement, un gamin qui joue pour la communauté, dans un cadre social défini et normé, sans excès, loin des bars à prolos où défilent des pourvoyeurs de standards, ce sera pour plus tard, même si dès ses onze ans Leroy découvre qu’il peut gagner de l’argent en jouant sur sa petite steel guitar rouge, il est même la principale attraction pour le public, et a été engagé pour ça par les frères Kirkland, deux gars plus âgés que lui d’une dizaine d’années, et assez malins pour comprendre qu’un gamin prodige pouvait aider à remplir une salle, quitte à le faire jouer loin de la scène parce qu’un mineur n’a pas sa place dans un bar, alors on l’installe du côté restaurant, là où on ne sert pas d’alcool, qu’importe, le public est là, et Leroy assure sa part, quant à ce qui traverse le gosse, de jouer devant eux, d’être applaudi, puis de mettre quelques dollars dans sa poche, personne pour le dire, pas même l’adulte, à la fois trop taiseux et trop porté sur la fiction, mais supposer qu’il établit une relation entre le succès obtenu et tout ce temps passé d’abord sur son Harmony-f-hole, puis sur la Martin acoustique avec micro placé à l’intérieur de la caisse, supposer qu’il commence à comprendre qu’il tient là un moyen d’échapper à Pixley, de quitter ce trou du cul du monde où il n’y a rien d’autre à faire que de jouer des heures sur sa guitare, quitter ce bled où on s’ennuie et et cette famille où on souffre de dépression, c’est sa petite sœur Linda qui le dit, de lui et d’elle quand ils étaient gosses, et après aussi, alors jouer, jouer pour s’arracher de cette vie, au lycée passer des après-midi entiers à travailler l’instrument avec un copain, Bobby Jobe, se débrouiller pour que le prof de musique leur confie un passe qui ouvre la salle de musique, former un groupe, les Dusty valley boys – pas une vallée de larmes mais c’est tout comme –, mais jouer avec et pour des lycéens reste trop proche des premières expériences à l’église ou à l’école, il existe d’autres scènes, alors avec Jobe chercher des musiciens plus âgés, qui puissent emmener le matériel dans leur voiture et être autorisés à jouer dans des bars, et les trouver – Custer Botoms, un guitariste originaire d’Alabama, qui semble n’avoir enregistré qu’un 45 tours, Stood up blues face A, Someone to love me face B, qu’on retrouve dans quelques compilations consacrées au rockabilly, et Lewis Lyles, un violoniste dont le web ne semble pas avoir gardé trace –, former un groupe sans même s’encombrer de lui trouver un nom, décrocher des engagements ici et là dans des honky tonks pour le week-end, jouer de la country et du rock, jusqu’à ce que tout s’arrête un soir à Tulare, au Forty Niner, après trois ou quatre semaines de succès : il aura suffi d’un flic et d’un contrôle d’identité pour débusquer les deux mineurs, mais l’expérience du plaisir de la scène, se dire que c’est ça qu’on veut faire, et le verbaliser, confier à Jobe du haut de ses seize ans, dans ce contexte du lycée où les gamins de prolos sont regardés de haut – et dans la poche les billets gagnés, douze dollars et cinquante cents par soirée à la fin de l’aventure –, déclarer à la façon d’un Keith Richards : I ain’t goin’ to do no work, man. I got that guitar and that’s all I’m goin’ do.

Élargir son vocabulaire

Approcher le double cheminement, d’abord vers autre chose que la musique qui règne dans son environnement proche, la famille sans doute nostalgique des violons des cousins, là-bas en Arkansas, nostalgie qui explique peut-être ce choix d’une lap steel guitar pour le gamin, devenue partie intégrante de l’instrumentation country depuis le milieu des années 40, celle qu’on écoute sur le poste de radio, cette unique fenêtre ouverte sur le monde, donnant accès au Grand Ole Opry de Nashville, et country qui domine la scène de la région où il habite Bakersfield, surnommée la Nashville de l’Ouest dans les années 50, vers autre chose que la musique telle que proposée par Mrs Presher, qui aimait Verdi et Bach, et pour qui l’apprentissage était d’abord théorique et technique, cheminement dans un premier temps vers le rythm and blues que diffuse la radio, une musique de chanteurs blancs capable de happer l’adolescent – il a quinze ans quand Bill Haley sort Shake, rattle and roll, et Presley son premier 45 tours appelé à connaître le succès, That’s all right sur la face A, inventant le son du rockabilly, et un morceau de bluegrass sur la face B, parce que l’Amérique est encore dans ce tiraillement, tiraillement qui n’a pas fini de l’habiter, entre l’héritage d’un folklore européen et une musique métissée, héritière non seulement des quelques influences africaines ayant résisté à l’acculturation de le déportation et de l’esclavage, mais aussi des hymnes des églises protestantes et du folk importé d’Europe, tiraillement inséparable de la violence raciste exercée envers les Noirs et d’un puritanisme mortifère –, chacun connaît l’anecdote de ces auditeurs téléphonant à la radio qui diffusait Presley pour la première fois, tous convaincus qu’il était noir, et toutes ces niaiseries sur son déhanchement, nauséabondes de par leur implicite –, Buchanan se nourrit des solos de Scotty Moore, le guitariste de Presley, les apprend par cœur, capable qu’il est de mémoriser très vite paroles et mélodies, sans avoir encore approché le blues, qu’il découvre par l’intermédiaire de son frère, J.D., qui l’emmène voir jouer un de ses amis, sans doute rencontré pendant son passage à l’armée, un certain Earl, dont on ne sait rien, signe des temps, sinon qu’il était noir et guitariste, premier contact avec une musique qui plus tard sera un élément-clé de son répertoire, qu’il continue de découvrir en écoutant les disques de B.B. King et de Bobby Blue Bland présents dans les juke box, en même temps qu’il découvre le jazz avec un morceau de Barney Kessel, To swing or not to swing – et c’est un univers d’accords nouveaux qui s’offre à lui –, et qu’il travaille le fingerpicking de Roy Nichols, à la croisée du jazz et du blues – parce que l’adolescent a faim de musique, et qu’il sait déjà que là se tiendra sa vie, capable de proposer à son copain Jobe – ils n’ont que 15 ans – de filer à Vegas et devenir guitaristes

Garder traces

Visionner sur e-bay le magnétophone à bandes acheté par son beau-frère, un Voice of Music Model 710, un appareil à lampes et aussi portatif qu’il pouvait l’être à l’époque, parallélépipède – une notice dit 406 x 254 x 368 mm – avec sa poignée sur le haut l’engin s’apparente à une valise en cuir, mais de plus de 14 kilos, si ce n’est la présence sur l’un des côtés d’une enceinte composée de deux hauts-parleurs – woofer pour les basses, tweeter pour les aiguës – protégés par un canevas, regarder de ce magnétophone sur lequel Buchanan branchait un micro pour la voix et celui installé sur sa Martin acoustique, enregistrait les morceaux qui passaient à la radio et qu’il avait mémorisés, plus quelques plans qu’il essayait, des enchaînements d’accords de jazz, c’était encore un temps d’apprentissage, il n’a que 17 ou 18 ans, déclame les paroles des chansons plus qu’il ne les chante, c’est du moins ce que dit son beau-frère, portrait d’adolescent timide, jamais tu n’auras accès à ce qui fut alors enregistré, savoir seulement qu’il ne reste qu’une bande, avec une vingtaine de morceaux, rapprocher ces enregistrements des cassettes qu’il entassera plus tard dans son sous-sol, travaux préparatoires, bouts d’idées fixées, se dire que cette part-là de son travail te demeurera inconnue, de la même façon que tu n’auras pas accès à ce qu’il jouait dans les clubs – le public n’y est pas de ceux qui bricolent du bootleg, peu importe qui joue, tant que la musique est bonne et la bière fraîche –, même si la musique jouée dans ces clubs constitue la meilleure part disait Dale Hawkins, dans la stimulation que provoquent le public, la prise de risque de l’improvisation, comme tu n’auras pas accès à ce qu’il jouait le soir après les concerts dans une chambre d’hôtel, entourés de musiciens, tous affirmant que c’était là que Buchanan était le meilleur, ouvrait des voies nouvelles, défrichait de l’inouï, comme tu n’auras pas accès à ce petit disque rouge enregistré pour sa mère dans un magasin de musique, en compagnie de son frère J.D., se dire qu’il existe là une œuvre fantôme, songer au paradoxe d’une création sans trace accessible, et en quoi ça nous dérange, s’interroger sur ce qui nous pousse à désirer la connaître, se demander pourquoi nous considérerons que ça nous était destiné, sinon parce que nous sommes encore dans l’attente d’une révélation, peut-être aussi trop paresseux que nous sommes de mener le travail nous-mêmes, ou parce qu’en consuméristes exténués nous ne trouvons plus le frisson que dans le rare, à moins que ce ne soit goût de la légende, mais d’abord se demander où se construit une œuvre, si pour un musicien comme Buchanan c’est dans la logique industrielle d’une maison de disques, ou bien dans le travail solitaire, qui peut sembler inachevé, inabouti, parce qu’en dehors des formats imposés par le commerce, et à quoi ressemblerait aujourd’hui la carrière de Buchanan – peut-être des formes brèves postées sur le web, des enregistrements live pour refléter invention et lyrisme, et sans doute dans une démarche d’auto-production, comme tenté en 1972 – de ça aussi il faudra reparler, parce que c’est au cœur de ce qu’on interroge par le biais de ce travail

Entrer dans le métier (essayer de)

Cerner le moment où s’opère la bascule, pas tant vers le devenir artiste que vers la carrière professionnelle – artiste on l’est déjà quand on passe ses journées à pratiquer son instrument, quand, le plus souvent mutique quant à l’intime, avoir confié à son beau-frère, Phil Clemmons, la faim d’apprendre à jouer toutes les musiques du monde, et le rêve, naïf et fou, de devenir le plus grand guitariste du monde, et c’est celui à qui il avait osé – ou fini par dire – parce qu’on ne peut pas porter ça seul, qu’on a besoin de vérifier que quelqu’un puisse y croire –, c’est celui à qui il avait dit son désir enfoui qui le mettra sur la voie, décrochera une audition, amènera l’adolescent devant un certain Doye O’Dell, un Texan âgé d’une quarantaine d’années, qui a eu des seconds rôles au cinéma, notamment dans des westerns où jouait Donald Reagan, et enregistré sept albums de country, ce gars-là anime un show télévisé, un des premiers, le Western Varieties, ce sera vers lui que Buchanan fera son premier pas, mais sans oser se présenter devant lui avec son instrument, et quand il sera question de montrer ce qu’il sait tirer d’une guitare, le Texan lui dira qu’il n’a qu’à jouer sur la sienne, parce que son temps est précieux – le tout sans doute à peine articulé, d’un côté le Texan mâche syllabes, de l’autre le timide à l’accent traînard de l’Arkansas –, devant lui que Buchanan fera son premier faux pas, commençant par raccorder la guitare de Doye O’Dell, on peut l’imaginer plaquant un accord, tête orientée sur sa droite, à l’écoute, yeux peut-être mi-clos, mais pas nécessairement, parce qu’une oreille absolue, mais seize ans et en face un gars la quarantaine, ancien animateur de radio, acteur, chanteur et guitariste, et qu’importe qu’il se soit illustré dans des morceaux sans originalité, surfant sur le nouveau marché qui s’offrait, celui des routiers, avec des morceaux comme Diesel smoke and dangerous curves, ou ait imité le style de Django Reinhardt, sans le citer, dans l’instrumental Oklahoma Hills, Buchanan n’aura pas le temps de jouer, lui et son beau-frère sur le champ mis à la porte, ce serait ailleurs que s’opérerait la bascule, cette fois par l’intermédiaire de son frère aîné ou d’un ami de celui-ci, qui le présentera à Bill Orwig, un agent à la réputation épouvantable, affairiste qui bénéficiait à Los Angeles d’une affichette dans le local du syndicat des musiciens : Do not play with this man, mais pour qui veut jouer, pour qui ignore tout des rouages du métier, pour qui est pétri du désir de jouer, pour qui n’imagine pas faire autre chose de sa vie, être hébergé par un type qui vous annonce qu’il est en train de monter un groupe qu’il veut ensuite faire tourner, pouvoir quitter l’appartement de sa sœur, dans un sac ses fringues de rechange et à la main ses deux guitares, la Gibson électrique et la Martin acoustique, d’un coup d’un seul basculer dans la vie adulte et devenir guitariste professionnel, puisque Orwig tient sa parole, recrute d’autres musiciens – quant à leur carrière future, on en reparlera plus tard –, Spencer Dryden à la batterie, 18 ans et déjà derrière lui plusieurs années d’expérience en rock et en jazz, Lyle Ritz à la basse, Tommy Oliver au piano, Jim Gordon au saxo, Franck Isari au trombone, six jeunes gars regroupés sous le nom The Heartbeats, un groupe sans chanteur au départ, il s’agira donc d’accompagner un groupe noir de doo-wop, The Pharaos, dans lequel évolue Richard Berry, celui qui composera un titre phare dont il vendra les droits pour deux cents dollars, Louie Louie – c’est pas ce qui manque les histoires de ratage de carrière et d’arnaque dans le monde de la musique –, mais c’est déjà monter sur des scènes d’importance, comme le Shrine Auditorium à Los Angeles, un bâtiment à l’architecture mauresque, 1 200 places debout et plus de 6 000 assises, trois morceaux à assurer dans un spectacle de R’n’B, avec entre autres sur scène Gene Vincent et les Platters, à seize dix-sept ans on peut y croire, même si bientôt The Heartbeats accompagnent un chanteur, Little Julian Herrera, leur boulot est simple, huit morceaux structurés sur une grille de blues, accord de dominante, de quarte et de quinte, et on se dit qu’Orwig à défaut d’être honnête avait du flair, parce que Little Julian à ce moment-là avait encore de l’avenir, même s’il ne sera plus bientôt qu’un nom derrière lequel traîne un tas d’histoires, s’ouvre une sorte de puits de fiction, c’est une figure légendaire qui vient à nous, puisque censé avoir été le premier chicano à s’être affirmé dans l’histoire du rock, avant Richie Valens et sa Bamba, se présentant comme un fugueur qui aurait traversé les États-Unis en auto-stop à 13 ans , juif hongrois du Massachusetts recueilli par une famille mexicaine de Los Angeles, dont le véritable nom serait Ron Gregory, capable de chanter et danser à rendre jaloux Elvis, produit très peu de temps après les Heartbeats par Johny Otis, puis, un ou deux ans plus tard, en 1957, artiste à succès auprès du public latino, avec I remember Linda, accompagné par un groupe, The Tigers, un slow avec plein de chœurs façon doo wop, mais la formation montée par Bill Orwig n’existe plus alors, Buchanan n’aura pas fait partie de l’aventure, mais pas sûr que ça aurait changé grand chose, Little Julian disparaissant du circuit à 19 ans, condamné pour viol sur mineure avec deux autres – sa trace se perd en 1963, après sa sortie de prison, dans un club de Tijuana où il avait organisé une série de concerts, basculant dès lors dans la fiction, supposé assassiné dans un parc de Los Angeles, ou travaillant dans une station-service de National City, près de San Diego, caché quelque part parce que souffrant d’excès de dope – seule certitude : l’industrie musicale est mangeuse d’hommes

Du rêve à l’abrupt

Déceler dans ses fondements la fragilité de l’édifice, et l’abrupt du chemin où on s’engage, quand il ne s’agit plus de bricoler sur le magnétophone offert par son beau-frère, mais d’entrer dans un studio – ça se passe à Hollywood, Vine street, dans une grosse maison de disques, Capitol, récemment rachetée par les Anglais d’EMI, Sinatra au catalogue, Dean Martin ou Gene Vincent – Buchanan enregistre aux côtés d’Alis Leslie, qui connaîtra le succès peu de temps après – Alys Lesley, qui imite Janis Martin, celle qu’on a surnommée l’Elvis Presley au féminin, avec accord du King lui-même –, Alis Lesley ou le reflet d’un reflet, qui ne sait pas encore qu’elle aura droit à un an de gloire nationale, avec en prime tournée en Australie en compagnie de Little Richard, Eddie Cochran et Gene Vincent, plus le rocker local, un certain Johny O’Keefe, tournée abrégée par le soudain retour à la foi de celui qui chantait qu’il était allé à l’est comme à l’ouest, mais que vraiment la petite Suzie c’était la meilleure : Richard a vu des signes traverser le ciel – sans doute le lancement du premier Spoutnik – et revient vers Dieu et le gospel, premier coup porté à la carrière de Lesley l’androgyne, cheveux gominés et même imitation de favoris, qui bientôt n’aura plus que la télé locale et les boîtes des environs pour jouer guitare en bandoulière, à qui ne restera plus que tout un tas de photos pour témoigner d’un passé révolu, des photos où elle figure aux côtés d’Elvis et d’autres, et un 45 tours – face A He will come back to me, face B Heartbreak Harry – Buchanan joue sur la première face, place son solo, c’est une étape de plus dans le métier, une expérience qu’il pourra faire valoir comme on dirait aujourd’hui, tout comme son apparition dans Rock, pretty baby, un de ces films pour adolescents avec du rock, musique écrite par Henry Mancini, le gars de La Panthère rose – les Heartbeats, qui ont un nouveau frontman, Chuck Hix, 16 ans, chanteur et guitariste, y apparaissent pendant quelques minutes, accoutrés de costumes à rayures, puis entament une tournée dans le Midwest pour promouvoir le film pendant l’été 57, en bus, avant d’être abandonnés à Oklahoma City par Orwig, le manager véreux : les Heartbeats auront duré 6 mois, Buchanan, qui désormais se fait appeler Roy, trouve refuge chez sa tante Willie, à plus 370 kilomètres de là, et en échange de l’hébergement cueille le coton avec ses cousins, drôle de claque pour celui dont la famille a tenté sa chance en Californie, pour celui qui a voulu croire que la musique lui permettrait de vivre, qu’il serait possible de ne rien faire d’autre dans sa vie – il travaille aux champs, persuadé qu’une seule chose lui permettrait de s’en sortir : écrire une chanson – un rêve qui reviendra souvent

d’Ozark à Tulsa – ou entrer dans le métier

écrire le roman de ces quelques semaines de l’automne 57, où Roy quitte la ferme de sa tante à Ozark et rejoint Tulsa, Oklahoma, à peine deux cents kilomètres, pour jouer dans le groupe qui accompagne les invités d’une émission télévisée, Oklahoma Bandstand – il dira avoir fait le trajet en accompagnant des chanteurs de rock, avoir été recueilli dans la gare routière de Tulsa par une mère célibataire accompagnée de sa fille, et que c’est elle qui lui a permis de décrocher son embauche comme guitariste – dans une interview il dira être allé jouer dans l’émission comme membre des Heartbeats : difficile de passer des champs de la tante Willie à un plateau télé sans le sas de la fiction, le destin est si fragile, et la rencontre à venir si décisive, Dale Hawkins, venu sans groupe pour l’accompagner lors de son passage dans l’émission, le compositeur de Susie Q – quand on lance une recherche sur Google à propos de sa chanson, ce n’est pas Hawkins qui apparaît en premier, mais d’abord Creedence Clearwater Revival, puis les Rolling Stones : on disparaît vite derrière un standard –, Susie Q, un des premiers morceaux où la guitare solo aura été plus en avant que le piano ou le saxophone, un riff entêtant à la manière d’Howling Wolf, énorme succès dépassant les barrières raciales de l’Amérique ségrégationniste, et enregistré par des Blancs sur un label noir, Chess Records – Howling Wolf aurait pu être l’auteur de ce riff entêtant : John Fogerty, chanteur guitariste de Creedence l’a compris, qui, enregistrant Susie Q, emprunte un riff du Smokestack lighting dans l’un de ses solos –, rencontre décisive avec Dale Hawkins dont il rejoint le groupe – ce n’est pas Buchanan qui tient la guitare sur l’enregistrement de Susie Q, autre fiction qui court sur le bonhomme, mais James Burton qui, on en reparlera, ne touchera pas un centime pour sa trouvaille, l’armature d’un des morceaux qui ont façonné l’esthétique rock... –, c’est seulement en juin 1958 que Buchanan enregistrera pour la première fois avec Hawkins, certes dans le studio de la radio KWKH de Bossier City, Louisiane, où avait été réalisée la démo de Susie Q, mais cette fois il s’agit de morceaux au destin moins prestigieux, malgré la présence de D.J. Fontana, le batteur d’Elvis Presley, d’abord un blues instrumental, Cross-ties, devenu la face B d’un 45 tours, La-Do-Dada, enregistré sans Buchanan, et qui atteindra la trente-deuxième place du top 40 cette année-là, puis Superman, un rock dominé par le piano sans véritable originalité – ensuite ce sera Chicago, chez les frères Chess, pour enregistrer My Babe, morceau de gospel à l’origine – This train – repris avec succès en 1955 par Little Walter, harmoniciste sur les premiers enregistrements de Muddy Waters chez Chess, qui plaque des couplets profanes sur le morceau, Little Walter qu’Hawkins et ses musiciens vont rencontrer, tout comme Muddy Waters, Willie Dixon ou Howling Wolf : par l’entremise des frères Chess, ils rencontrent le meilleur de la scène blues du Southside, avant qu’il ne soit question d’un revival blues, avant que le genre ne connaisse l’intérêt qu’on sait, d’abord en Angleterre puis en Europe, avant de sortir de la confidentialité des race records aux U.S.A. – découverte d’une musique à sa source, où Buchanan puisera une partie de son jeu, tant d’un point de vue technique que dans la recherche d’une expressivité

music business

Imaginer Dale Hawkins annoncer que c’est fini – il commence par quoi ? offrir une bière ? rappeler que ses titres sont sortis des charts ? – trois ans maintenant qu’ils tournent ensemble, on est en 59, et plus d’un an de tournée en continu au moment où il n’a plus les moyens de payer les frais que représentent des musiciens sur la route, pourtant rien de luxueux, des gars qui partent avec leur instrument et un change de fringues, entassés dans un break, une remorque accrochée derrière – il finit par le dire, désormais il prendra des groupes locaux pour le seconder, laissant Buchanan sur le carreau, alors pour gagner sa croûte enregistrer à Shreveport, Louisiane, dans les studios KWKH, la radio qui diffusait The Louisiana Hayride, programme concurrent du Grand Ole Opry, mais moins traditionaliste puisque la guitare électrique n’en était pas bannie – jouer sur des disques de rockabilly, notamment derrière Jerry Hawkins, le frère de Dale avec qui il avait souvent travaillé en club, Al Jones, Merle Kilgore ou Bobby Jay, mais dans des conditions guère avantageuses : il sera payé pour l’enregistrement, sans espoir de royalties sur les ventes, c’est pas grand chose un sideman – Presley deux ans plus tôt s’était débarrassé de son bassiste et de son guitariste qui menaçaient de le quitter s’ils ne touchaient pas un pourcentage sur les ventes et les concerts ; James Burton, à qui on doit le riff de Susie Q, n’a pas touché un centime avant 1985, quand MCA a racheté le catalogue Chess : les droits avaient été partagés entre Dale Hawkins – le chanteur est souvent celui qui s’en sort le mieux –, la femme d’un disc-jockey, en échange d’un soutien par des passages fréquents en radio, et le propriétaire d’un magasin de disques –, autre enregistrement, cette fois à Washington, dans les studios Rodell, avec un groupe de chanteurs, The Perry Mates : Buchanan cette fois pose ses conditions, il ne participera à la session qu’à condition de pouvoir, en plus de son salaire, enregistrer un morceau pour lui, espérant sans doute ainsi sortir de l’obscurité – il a choisi une valeur sûre, appréciée du public, et sur lequel il peut mettre en valeur son jeu de guitare, After hours, un blues lent considéré alors comme l’hymne national de la communauté noire, popularisé en 1940 par l’orchestre d’Erskine Hawkins et repris en 1956 par Jimmy Nolen, un morceau sur lequel jouer avec le volume de sa Telecaster jusqu’à approcher les nuances d’une voix humaine – Buchanan aurait d’abord remis la bande à un DJ de Philadelphie, Harvey Moore, susceptible de l’aider à décrocher un contrat chez une filiale de Swan Records, puis contacté Leiber et Stoller à New York, mais le blues ne vendait pas suffisamment à l’époque, c’était du côté du rock et du rythm and blues qu’il fallait s’orienter, leçon comprise en 1962 : il est en studio avec celui qui sera plus tard le batteur de Dylan, Bobby Gregg, improvise autour d’un riff qui deviendra The Jam, chez Swan Records, bientôt propulsé à la quatorzième place du classement Billboard R&B, et à la vingt-neuvième du Billboard Hot 100 – le guitariste a rencontré celui dont il avait besoin pour percer : il a auparavant enregistré avec Gregg Potato peeler, premier morceau où Buchanan livre sa grande innovation technique, une harmonique pincée, façon d’approcher les notes hautes d’un saxophone –, tout irait pour le mieux si le batteur et producteur n’avait pas déposé le titre sous son nom : de là une méfiance absolue envers frontmen, producteurs et maisons de disques, une amertume tenace : invité par Gregg à jouer The Jam lors d’un concert – il est alors le seul à pouvoir le jouer correctement –, il accepte, mais ne vient pas

Las Vegas

s’asseoir sur une marche et attendre, tout le monde n’en est peut-être pas capable, mais quand pas même les moyens de laver ses fringues, se faire couper les cheveux ou manger correctement, s’asseoir sur une marche en face d’un hôtel et attendre que sorte Bob Luman, un chanteur de rockabbilly – il a monté un groupe pour accompagner les artistes invités du Louisiana Hayride, avec notamment James Burton, le créateur du riff de Susie Q – le monde n’est pas aussi grand qu’il en a l’air –, l’attendre en compagnie de Joe Osborne, un autre guitariste, comme Buchanan il a accompagné Jerry Hawkins dans des clubs, pendant que son cousin Dale tournait en embauchant des musiciens locaux pour chaque date – c’est Jerry qui avait proposé à Buchanan et Osborne de venir avec lui à Los Angeles, tout fier de son contrat d’enregistrement, et qui les avait abandonnés sans un mot, parce que ses plans n’étaient que miroir aux alouettes –, plus rien à perdre, alors s’asseoir et attendre Bob Luman, et lui proposer de travailler avec lui – ils savent qu’il a besoin d’un groupe pour jouer à Vegas, au Showboat Hotel, il suffit de répéter pour voir si ça colle, et se répartir les rôles : Osborne abandonne la guitare au profit de la basse – un des premiers à en jouer avec médiator –, Buchanan imite le style de Scotty Moore, le guitariste de Presley –, ils joueront ensemble pendant un an à Vegas, tourneront, enregistreront quelques titres, partiront ensemble pour une tournée de quatre semaines en Asie – ils passent par le Japon, Taïwan et Formose –, avant que Luman ne laisse tomber ses musiciens : Buchanan, de retour de tournée, va chez son frère J.D., à Hollywood, qui l’accompagne pour rendre visite à ses parents – la première depuis presque trois ans –, Buchanan chez ses parents attend en vain que Luman le recontacte comme promis – alors décrocher un téléphone – il loge chez un vieux copain de Pixley, Bobby Jobe –, appeler le Showboat à Vegas pour savoir s’il n’y aurait pas du boulot – on lui propose d’accompagner des chanteurs de hillbilly, avec Joe Osborne à la basse –, alors récupérer ses affaires laissées chez ses parents – sa mère a pris soin de repasser ses tenues de scène

destins

chercher ce que sont devenus les musiciens des Heartbeats, compagnons des débuts, – Spencer Dryden, batteur de Jefferson Airplane, puis des New riders of the purple sage, Lyle Ritz bassiste de studio à Los Angeles, sous la houlette de Phil Spector – plus de cinq mille sessions à son actif, membre du Wrecking Crew, collectif de musiciens de studio, comme Joe Osborne –, Tommy Oliver pianiste dans une émission de télévision, Name that tune –, constater le chemin parcouru par chacun, gagnant correctement sa vie grâce à son instrument, pendant que Buchanan demeurait loin de la reconnaissance du public, de la réussite artistique accomplie, ou même de la sécurité alimentaire – même constat amer avec les membres des Hawks, le groupe de Ronnie Hawkins, le cousin de Dale, qui eux aussi croisent sa trajectoire : devenus The Band, ils accompagneront Dylan pour son premier concert électrique – Robbie Robertson à la guitare, qui à ses débuts a bénéficié des conseils de Buchanan pour équilibrer son jeu, apprendre à soutenir un chanteur –, se demander quelle est la réaction de Buchanan, quand il découvre le premier album du Band, accueilli très favorablement par la public – il a trente ans, n’arrive pas à joindre les deux bouts avec déjà quatre enfants à élever et un cinquième qui s’annonce : la solution ? entrer dans une école de coiffure pour bénéficier des aides sociales – chaque semaine être certain de toucher 45 dollars de salaire et 25 d’allocation, renoncer au moment où se tient Woodstock

Telecaster

raconter quoi quand on sait si peu, parce que c’est rarement aux outils qu’on s’intéresse, commencer par le commencement, quand Buchanan accompagne Luman, et passe de la Gibson des débuts à une Telecaster, mais tout ça tient à si peu : il a commencé par jouer de la basse derrière Luman, et Osborne était à la guitare, avant qu’ils n’échangent les rôles – quant au choix du modèle, s’en tenir aux hypothèses, se souvenir du gamin écoutant la radio dans sa chambre, baigné par la country façon Bakersfield, où la Telecaster jouait un rôle primordial, rappeler que l’instrument est de qualité et pas cher, et, tenu par le manche, pratique pour se défendre – Buchanan l’utilisera un soir, dans un club de Toronto, pour se défendre d’un mari jaloux –, reprendre cette scène sans doute due au goût du guitariste pour la fiction : alors qu’il a renoncé au métier de musicien, en train de couper des cheveux, il aperçoit dans la rue un type avec une guitare, sait aussitôt que c’est la sienne, une Telecaster 53, numéro de série 2324, sort du salon de coiffure et demande au gars quelle serait la guitare de ses rêves pour faire échange –, Buchanan jouait sans doute sur une Les Paul à l’époque, mais l’important est qu’il revienne à la musique, et c’est en changeant d’instrument, parce que jouer n’est pas demeurer en terrain connu, balisé, mais s’arracher de ce qu’on sait faire – écrire aussi –, chercher, essayer, alors monter des cordes de banjo sur une Telecaster pour être plus à l’aise quand effectuer des tirés de corde, tenter d’imiter par les harmoniques les notes aiguës du saxophone, jouer du rock avec des accords modernes de jazz, ou, en 1978 jouer sur une Stratocaster parce qu’obtenir le même son est plus difficile, qu’il faut de nouveau chercher, travailler un nouveau manche, de nouveaux micros, se remettre en jeu – essayer de nouvelles guitares mais avoir conservé celle de l’enfance, de l’entrée en musique, la Rickenbacker steel guitar rouge, perdue lors d’un déménagement en catastrophe

jouer en club

quitter la loge minuscule, y avoir bu quelques bières, marcher vers le grondement de ceux entassés dans la salle pas bien grande, ils sont là debout, entre comptoir et scène étroite, rednecks au coude à coude, des gars simples, venus boire, draguer si l’occasion, danser pour ceux qui viennent en couple, les entendre crier aux premières notes, un morceau qu’ils connaissent, gros rock qui tache on dit ici, les radios là-bas disent classic rock, que ça cogne, que ça envoie, quelque chose de brut, et dont on connaît le code, s’y plier de bon gré, et ça va jusqu’au nom du groupe sur l’affiche : The Devil’s sons, The Outsiders, ici qu’importe le jeu de guitare, complexe et innovant, ils sont venus pour faire la fête, seuls quelques-uns à l’avant-scène, c’est à cause d’eux que Buchanan joue ses solos dos au public, les guitaristes du coin, venus écouter celui qu’on dit un des meilleurs, qui tire des sons de son instrument sans qu’on comprenne comment, alors ils guettent, observent,yeux rivés aux mains de qui est une légende parmi les musiciens mais joue six soirs par semaine, cinq sets de 45 minutes, soit près de quatre heures, qui très tôt tient à coups d’amphétamines et de bière, les pilules parce qu’à la fatigue de la scène s’ajoute celle de la route, et c’est en voiture, l’alcool parce qu’il faut se détendre avant de jouer et redescendre ensuite, et on se dit regardant des vidéos de concert que ça devait pas être simple pour ce gars à l’air timide qui ne chante que deux titres par soir, grommelle devant le micro plus qu’il ne chante, un membre du groupe est chargé d’assurer la voix, et qui, paradoxal, semble rechercher sur scène une prise de risque maximale, il ne répète presque pas, ajoute sans prévenir de nouveaux morceaux au répertoire – l’extrême concentration que ça demande à ceux qui l’accompagnent, mais la beauté d’ensemble avancer ainsi, la force qui s’en dégage –, ils sont quelques-uns à l’avoir compris : Les Paul, grand sorcier de la guitare électrique et inventeur du magnétophone multipiste, vient dans un club du New Jersey écouter ce gars qui n’a même pas une guitare de secours, et change une corde sur scène quand nécessaire – Les Paul a amené son fils avec lui et de quoi enregistrer –, Seymour Duncan, spécialiste des micros guitare, dira avoir vu Buchanan jouer à deux heures du matin devant à peine dix personnes, ce gars apprécié des connaisseurs qui chaque soir dissimule son 45 millimètres à l’arrière de l’ampli, en cas de besoin

ne plus

approcher ce qui semble être un renoncement, un creux temporaire, quand quitter le métier de musicien, gagner sa vie autrement, non pas renoncer à la musique, mais en faire une part autre de sa vie, de soi ? ce n’est pas sûr, mais admettre qu’elle n’occupe plus la première place dans l’ordre des jours, qu’elle subisse relégation au temps sauvegardé, volé, s’inscrive dans une discontinuité, se fragilise – ces lignes je les écris pendant les deux matinées qui me restent libres dans la semaine, ou me laissent libre, ou m’en donnent l’illusion : un pas de côté –, comme un abandon de ce qui jusqu’alors a donné sens aux jours, et couleur, on avait pourtant inscrit en soi comme évidence que c’était ça qu’on ferait de sa vie, et rien d’autre, il vient quoi en tête le matin, quand devant le tas de prospectus qui vantent une encyclopédie, on pense à quoi devant les portes d’entrée des pavillons, au moment d’y frapper, pousser le bouton de la sonnette, aux gosses, aux factures, ou envahi d’un sentiment d’échec, ou accroché par un plan, une mélodie qu’on ne pourra jouer que le soir, qu’on aurait pu développer guitare en mains, qu’on aurait pu enregistrer par peur de l’oubli, ou bien taraudé du ridicule, amer s’en vouloir de faire encore semblant d’y croire, s’y raccrocher, quand, comme un signal, ce premier élève qui se tient devant vous, on a rejoint l’arrière-boutique d’un magasin de musique, il y a une affichette sur la vitrine, ou derrière le comptoir, avec dessus ce nom qui est le vôtre, on fait comment devant ce gamin embarrassé d’un instrument d’occasion qu’il est parvenu à s’offrir, la guitare est devenue à la mode depuis la british invasion, il a peut-être travaillé pour se la payer, il appris quelques accords avec un cousin, un copain, imité quelques bouts de solos en écoutant la radio, en rejouant des disques, c’est en lui le rêve maintenant, c’est à lui d’actionner les possibles, on se dit quoi, paire de ciseaux dans une main, un peigne dans l’autre, il y a eu le bureau d’aide sociale quelques semaines auparavant, des papiers qu’il a fallu remplir, une signature, on les regarde comment ses mains, quand prendre son premier cours de coiffure, puis travailler dans un salon de Clinton, Maryland – alors effacer d’un trait de fiction ces quelques semaines, ces quelques mois, raconter qu’il suffit de poser ses outils, quitter le salon et traverser la rue, il n’en faut pas plus pour renouer, quelques mots, une scène comme au cinéma, se diriger vers un inconnu qu’on aperçoit à travers la vitrine, une guitare à la main, sortir et lui proposer de l’échanger, comme s’il était impossible de ne pas, de ne plus

ne plus (bis)

s’interroger sur les traces que ces creux laissent en soi, d’amertume ou de fragilité, de doute ou de colère, ces ombres qui empiètent, quand depuis toujours ce désir de jouer, et que ce soit ça la vie, et rien d’autre, jouer, et qu’ainsi gagner sa croûte, sans que jamais ça ne devienne un travail comme ceux réservés aux gens de peu, que ça demeure plaisir et don, ce qui en soi se lézarde, quand c’est de l’aliénation subie des parents qu’on a voulu s’éloigner, et qu’on y va à son tour, quand les récits autour sont d’artistes indemnes de tout travail salarié, récits d’une vie bohème où sont maintenus dans l’ombre les rouages d’une industrie dévorante, mises en scène paradoxale de la marge et de la réussite matérielle

Mallarmé

recourir à un qui ne jouait pas de Telecaster, parce qu’il savait que la mort gagne du terrain qu’on s’éloigne de ce qui compte, et de ce qui fait sens : un poète doit être uniquement sur cette terre un poète, et moi je suis un cadavre une partie de ma vie [5]

Notes

[1« the man who creates the music (...) is dealing with the roar rising from the void and imposing order on it as it hits the air », James Baldwin, « Sonny’s Blues ».

[2When a guitar plays the Blues

[3"Roy talked to me a long time about music being a healing force and that was what he wanted to do, use his music to heal the world". Propos d’Alan Scheflin, juriste et admirateur de RB, cité par Phil Carson, Roy Buchanan, American Axe

[4"[Vocalists] can talk with their mouth and say things where regular people can understand it. It doesn’t take much feeling. But if you’ve got to say something from the heart, and you’ve got nothing but wood and steel to say it with, that makes it a little harder."

[5Lettre de Mallarmé à Cazalis, 26 décembre 1864. Cf. http://www.maulpoix.net/Mallarme.html

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