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traversée Balzac

Le Père Goriot

Où le lecteur est mis en scène pour mieux lui asséner un effet de réel en étant renvoyé à lui-même :

Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : « Peut-être ceci va-t-il m’amuser. » Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxant d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une fiction ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être.

Où est affirmée l’importance du décor — et où l’horreur est à écrire dans le champ moral :

Nul quartier de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne saurait trop préparer l’intelligence par des couleurs brunes, par des idées graves ; ainsi que, de marche en marche, le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend aux Catacombes. Comparaison vraie ! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes vides ?

Où Paris, pour qui sait zoomer, peut encore être terra incognita :

Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le : quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire ; quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par les plongeurs littéraires. La maison Vauquer est une de ces monstruosités curieuses.

Où Paris est à l’image du monde :

Mais dit Eugène avec un air de dégoût, votre Paris est donc un bourbier ?

— Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin. Ceux qui s’y crottent en voiture sont d’honnêtes gens, ceux qui s’y crottent à pied sont des fripons. Ayez le malheur d’y décrocher n’importe quoi, vous êtes montré sur la place du Palais-de-Justice comme une curiosité. Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu. Vous payez trente millions à la gendarmerie et à la justice pour maintenir cette morale-là… Joli !

Je pense comme vous, dit-elle en pressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier, tâchons de rester sur les hauteurs.

Où de nouveau des vies mécaniques :

D’ailleurs, aucune de ces personnes ne se donnait la peine de vérifier si les malheurs allégués par l’une d’elles étaient faux ou véritables. Toutes avaient les unes pour les autres une indifférence mêlée de défiance qui résultait de leurs situations respectives. Elles se savaient impuissantes à soulager leurs peines, et toutes avaient, en se les contant, épuisé la coupe des doléances. Semblables à de vieux époux, elles n’avaient plus rien à se dire. Il ne restait donc entres elles que les rapports d’une vie mécaniques, le jeu de rouages sans huile. Toutes devaient passer droit dans la rue devant un aveugle, écouter sans émotion le récit d’une infortune, et voir dans une mort la solution d’un problème de misère qui les rendait froides à la plus terribles agonie.

des faces où les passions n’avaient laissé que leurs cordes et leur mécanisme

Où le nom, moteur du récit :

Malheureusement, à la fin de la deuxième année, M. Goriot justifia les bavardages dont il était l’objet en demandant à madame Vauquer de passer au second étage, et de réduire sa pension à neuf cents francs. Il eut besoin d’une si stricte économie, qu’il ne fit plus de feu chez lui pendant l’hiver. La veuve Vauquer voulut être payée d’avance ; à quoi consentit M. Goriot, que dès lors elle nomma le père Goriot.

Mais, reprit l’étudiant, je viens de voir sortir de chez vous un monsieur avec lequel je suis porte à porte dans la même pension, le père Goriot.

À ce nom enjolivé du mot père, le comte, qui tisonnait, jeta les pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent brûlé les mains, et se leva.

— Monsieur, vous auriez pu dire M. Goriot ! s’écria-t-il.

En prononçant le nom du père Goriot, Eugène avait donné un coup de baguette magique, mais dont l’effet était inverse de celui qu’avaient frappé ces mots : « parent de madame de Beauséant. »

Parent de madame la vicomtesse de Beauséant par les Marcillac ! ces mots, que la comtesse prononça presque emphatiquement par suite de l’espace d’orgueil qu’éprouve une maîtresse de maison à prouver qu’elle n’a chez elle que des gens de distinction, furent d’un effet magique, le comte quitta son air froidement cérémonieux et salua l’étudiant. (...) Le comte Maxime de Trailles lui-même jeta sur Eugène un regard inquiet et quitta tout à coup son air impertinent. Ce coup de baguette, dû à la puissante intervention d’un nom, ouvrit trente cases dans le cerveau du Méridional, et lui rendit l’esprit qu’il avait préparé. Une soudaine lumière lui fit voir clair dans l’atmosphère de la haute société parisienne, encore ténébreuse pour lui.

elle prête l’oreille à l’ordre, et entend le chasseur répétant au cocher :

— Chez monsieur de Rochefide.

Ces mots, et la manière dont d’Ajuda se plongea dans sa voiture, furent l’éclair et la foudre pour cette femme, qui revint en proie à de mortelles appréhensions (...) « Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chez les Rochefide, et non à l’ambassade anglaise, vous ne devez une explication, je vous attends. »

Je crois me rappeler que ce Foriot…

— Goriot, madame.

— Oui, ce Moriot a été président de sa section pendant la Révolution (...) Ce Goriot partageait sans doute, comme tous ces gens-là, avec le Comité de Salut Public. (...) Eh bien ! ce Loriot, qui vendait du blé aux coupeurs de têtes, n’a eu qu’une passion.

Écoutez-moi, Miguel… (Elle se trompait naïvement de nom sans s’en apercevoir.)

Je vous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son cou et jetant un regard de reine à l’étudiant, rendez-le-moi blanc.

Monsieur Vautrin, je ne suis pas marquis, et je ne m’appelle pas Rastignacorama.

Je vous aime, foi de Tromp… (mille tonnerres !), foi de Vautrin.

Son Excellence a maintenant la certitude la plus complète que le prétendu Vautrin, logé dans la maison Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon, où il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort.

— Ah ! Trompe-la-Mort ! dit Poiret, il est bien heureux, s’il a mérité ce nom-là.

— Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est dû au bonheur qu’il a eu de ne jamais perdre la vie dans les entreprises extrêmement audacieuses qu’il a exécutées.

Bianchon, à moitié gris, oublia de questionner mademoiselle Michonneau sur Trompe-la-Mort. S’il avait prononcé ce nom, il aurait certes éveillé la prudence de Vautrin, ou, pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin, l’une des célébrités du bagne. Puis le sobriquet de Vénus du Père-Lachaise décida mademoiselle Michonneau à livrer le forçat

Ah ! ma foi, dit Bianchon, mademoiselle Michonneau parlait avant-hier d’un monsieur surnommé Trompe-la-Mort ; ce nom-là vous irait bien.

Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de la foudre : il pâlit et chancela, son regard magnétique tomba comme un rayon de soleil sur mademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet de volonté cassa les jarrets.

Voilà M. Vautrin… Oh ! mon Dieu, se dit-elle en s’interrompant elle-même, je ne puis pas m’empêcher de l’appeler par son nom d’honnête homme !

Nous choisirons les meilleures spéculations, nous en courrons les chances, et nous aurons les titres récognitifs en notre nom de Delphine Goriot, épouse séparée quant aux biens du baron de Nucingen.

Il m’a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ce que cela signifie ? si je voulais être, en cas de malheur, un instrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir de prête-nom.

Il achète des terrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par des hommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour les bâtisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets à longs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donner quittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandis que ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisant faillite. Le nom de la maison de Nucingen a servi à éblouir les pauvres constructeurs.

Où l’évidement de la parole :

Poiret parlait, raisonnait, répondait ; il ne disait rien, à la vérité, en parlant, raisonnant ou répondant, car il avait l’habitude de répéter en d’autres termes ce que les autres disaient ; mais il contribuait à la conversation, il était vivant, il paraissait sensible

La préoccupation de mademoiselle Michonneau ne lui permettait pas d’écouter les phrases tombant une à une de la bouche de Poiret, comme les gouttes d’eau qui suintent à travers le robinet d’une fontaine mal fermée. Quand une fois ce vieillard avait commencé la série de ses phrases, et que mademoiselle Michonneau ne l’arrêtait pas, il parlait toujours, à l’instar d’une mécanique montée. Après avoir entamé un premier sujet, il était conduit par ses parenthèses à en traiter de tout opposés, sans avoir rien conclu.

Où certes la formule finale de Rastignac, mais pas que :

Le lendemain, Rastignac alla jeter ses lettres à la poste. Il hésita jusqu’au dernier moment, mais il les lança dans la boîte en disant : « je réussirai ! » Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve.

... et avec décor plus imposant :

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses :

— A nous deux maintenant !

Où la tentation américaine :

Mon idée est d’aller vivre de la vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent mille arpents, par exemple, aux États-Unis, dans le Sud. Je veux m’y faire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petits millions à vendre mes bœufs, mon tabac, mes bois, en vivant comme un souverain, en faisant mes volontés, en menant une vie qu’on ne conçoit pas ici, où l’on se tapit dans un terrier de plâtre. (...) Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donnerait à peine quarante nègres. J’ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Des nègres, voyez-vous ? c’est des enfants tout venus dont on fait ce qu’on veut, sans qu’un curieux procureur du roi arrive vous en demander compte. Avec ce capital noir, en dix ans j’aurai trois ou quatre millions. Si je réussis, personne ne me demandera : « Qui es-tu ? » je serai monsieur Quatre-Millions, citoyen des États-Unis. J’aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri, je m’amuserai à ma façon.

Où il est question du rapport qu’on entretient avec le crime :

Pourquoi deux mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les circonstances aggravantes ? Voilà vos lois. Il n’y a pas un article qui n’arrive à l’absurde. L’homme en gants et à paroles jaunes a commis des assassinats où l’on ne verse pas de sang, mais où l’on en donne ; l’assassin a ouvert une porte avec un monseigneur : deux choses nocturnes ! Entre ce que je vous propose et ce que vous ferez un jour, il n’y a que le sang de moins. Vous croyez à quelque chose de fixe dans ce monde-là ! Méprisez donc les hommes, et voyez les mailles par où l’on peut passer à travers le réseau du Code. Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait.

Les hommes arrivent, par une suite de transactions de ce genre, à cette morale relâchée que professe l’époque actuelle, où se rencontrent plus rarement que dans aucun temps ces hommes rectangulaires, ces belles volontés qui ne se plient jamais au mal, à qui la moindre déviation de la ligne droite semble être un crime : magnifiques images de la probité qui nous ont valu deux chefs-d’œuvre, Alceste de Molière, puis récemment Jenny Deans et son père, dans l’œuvre de Walter Scott. Peut-être l’œuvre opposée, la peinture des sinuosités dans lesquelles un homme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayant de côtoyer le mal, afin d’arriver à son but en gardant les apparences, ne serait-elle ni moins belle, ni moins dramatique.

As-tu lu Rousseau ?

— Oui.

— Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur ce qu’il ferait au cas où il pourrait s’enrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris.

Voyez-vous, mon petit, je vis dans une sphère plus élevée que celles des autres hommes. Je considère les actions comme des moyens, et ne vois que le but. Qu’est-ce qu’un homme pour moi ? Ça ! fit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un homme est tout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : on peut l’écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais un homme est un dieu quand il vous ressemble : ce n’est plus une machine couverte en peau, mais un théâtre où s’émeuvent les plus beaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments.

Où la silhouette d’un flic en civil :

Dis donc, reprit l’étudiant en médecine, en sortant du cours de Cuvier au Jardin des Plantes, je viens d’apercevoir la Michonneau et le Poiret causant sur un banc avec un monsieur que j’ai vu dans les troubles de l’année dernière aux environs de la Chambre des députés, et qui m’a fait l’effet d’être un homme de la police déguisé en honnête bourgeois vivant de ses rentes. Étudions ce couple-là : je te dirai pourquoi.

Où la paternité vue par Vautrin :

Si je n’ai pas d’enfants (cas probable, je ne suis pas curieux de me replanter ici par bouture), eh bien ! je vous léguerai ma fortune.

Voyez le père Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers, elles sont le fil avec lequel il se dirige dans la création.

Où le souvenir de Lucien de Rubempré :

Mais je vous aime, moi. J’ai la passion de me dévouer pour un autre. Je l’ai déjà fait.

... et d’une autre silhouette dans la vie de Vautrin :

Il a consenti à prendre sur son compte le crime d’un autre, un faux commis par un très-beau jeune homme qu’il aimait beaucoup, un jeune Italien assez joueur, entré depuis au service militaire, où il s’est d’ailleurs parfaitement comporté.

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